Le directeur général de l’Association des professionnels de la chanson et de la musique (APCM), Thomas Kriner, avoue ne pas connaitre beaucoup d’artistes ayant pris plaisir à enregistrer des capsules vidéos et à les diffuser sur les médias sociaux, comme plusieurs l’ont fait depuis mars 2020, lorsque la COVID-19 a freiné le pays et la planète.
«On fait des choses, on essaie de garder un momentum, mais j’ai l’impression que nulle part, il n’y a de satisfaction», observe Thomas Kriner, tant chez les artistes que chez les diffuseurs. Pour lui comme pour eux, il n’y a rien de tangible dans les likes sur Facebook.
Après 16 mois de chamboulements, le directeur de l’APCM s’avoue peu optimiste pour la scène ontarienne. Cependant, lors d’une semaine de rencontres virtuelles du secteur qui a également été l’occasion pour l’organisme de remettre ses «prix de l’industrie», fin mai, le bon moral des artistes l’a agréablement surpris: «Je m’attendais à plus d’abattement, mais [les artistes] restent motivés, ont plein d’énergie et se projettent vers l’avenir», souligne Thomas Kriner.
Son homologue Sébastien Michaud, responsable du volet musique à l’Association acadienne des artistes professionnels du Nouveau-Brunswick (AAAPNB), entrevoit aussi des perspectives encourageantes en Acadie : «On commence à voir de la reprise et des spectacles extérieurs. Ça va nous aider», espère le multiinstrumentiste néobrunswickois.
La pandémie n’a d’ailleurs pas sonné le glas des galas et remises de prix : le Gala Trille Or de l’APCM, animé par le comédien Vincent Poirier, sera diffusé le 19 juin à 20 h sur Unis TV, avec la remise de 10 prix. Un premier gala réservé à l’industrie a eu lieu le 28 mai.
En Acadie, les prix Éloizes ont été décernés le 5 juin. Le gala est offert en rattrapage sur Tou.tv.
Des collaborations et des compétences nouvelles
La pandémie n’a pas eu que des impacts négatifs pour les artistes dans la dernière année ; elle a aussi été l’occasion de collaborations, tant en Acadie qu’en Ontario et dans l’Ouest.
Thomas Kriner et Sébastien Michaud multiplient les exemples: éemi et Marie-Clo, respectivement de la Saskatchewan et de l’Ontario, ont lancé un projet commun. Shawn Jobin, aussi de la Saskatchewan, a travaillé à distance avec plusieurs autres musiciens. Joey Robin Haché, du Nouveau-Brunswick, a lancé Liste Noire, un «microlabel de musique extrême».
«Il a utilisé la pandémie pour faire quelque chose d’autre, et de ça sont sorties beaucoup, beaucoup de collaborations», observe Sébastien Michaud.
Il semble bien que malgré la pandémie, la production a suivi son cours : les enregistrements et les sorties de disque ont même augmenté, rapporte Thomas Kriner.
Avec le changement forcé dans les méthodes de production, Sébastien Michaud a été témoin d’un développement des compétences nouvelles chez les artistes. Pendant la pandémie, nombre de musiciens ont appris à manipuler micros et cartes de son, à s’enregistrer et à devenir des producteurs et des réalisateurs.
«Beaucoup d’artistes qui n’avaient pas la patte là-dedans du tout sont maintenant capables de produire eux-mêmes un live stream plein orchestre», illustre le responsable du volet musique de l’AAAPNB.
La situation est particulièrement avantageuse pour les musiciens qui n’ont pas les moyens d’embaucher une équipe pour produire un clip : «On est rendus dans une ère où si tu ne vends pas ton disque, il faut que tu vendes des singles. Pour vendre des singles, il faut que tu fasses une vidéo», résume Sébastien Michaud.
La relève en a profité
Thomas Kriner abonde dans le même sens : ces nouvelles compétences seront utiles. Il souligne toutefois que la présence sur les réseaux sociaux, notamment sur la chaine de diffusion en temps réel Twitch, demeure liée à un public très volatil.
Le choc du retour à la normale pourrait être particulièrement rude pour la relève, qui depuis un an s’est lancée tête première via les réseaux sociaux. «Ils écrivent une chanson, ils la lancent le lendemain et ils vont chercher des likes», observe Thomas Kriner.
Cette notion d’instantanéité pourrait leur être bénéfique, mais rares sont les artistes qui percent ainsi d’après le directeur de l’APCM. L’organisme, tout comme l’AAAPNB, souhaiterait encadrer ces artistes de la relève et leur offrir la force d’un réseau, leur faire connaitre l’envers du décor.
Sébastien Michaud avertit également que les plateformes virtuelles mettent généralement de l’avant la musique populaire : «Les artistes qui veulent rester authentiques et faire ce qui leur plait vraiment, il faut qu’ils aillent cogner à d’autres portes», croit-il.
De plus, en situation minoritaire, les personnes qui percent sont souvent celles qui sortent du moule, constate Thomas Kriner en citant par exemple Medhi Cayenne et Rayannah: «Le non conventionnel, ça marche, quoi!»
Des impacts importants en arrière-scène
La pandémie a mis de l’avant la fragilité du milieu, estime Thomas Kriner : «Au bout d’une semaine de pandémie, on s’est retrouvés tout le monde sur la PCU [la Prestation canadienne d’urgence]. Ça prouve bien qu’il y a une problématique.»
Il offre un court retour dans le temps: «Il y a cinq, dix ans, quand la vente des disques s’est écroulée, on a dit: “C’est le spectacle qui va vous payer”.»
Mais voilà que depuis 16 mois, les spectacles en salle ont été annulés ou reportés, insiste le directeur général.
Selon l’Association canadienne des organismes artistiques (CAPACOA), le PIB du secteur des arts, des spectacles et des loisirs a diminué de 50,7 % entre février et décembre 2020.
«Ce sont des tonnes d’emplois», se désole Sébastien Michaud, évoquant les agences, les diffuseurs et les professionnels de l’industrie. Beaucoup de techniciens de scène et de professionnels ont dû se recycler.
En musique comme au théâtre, «c’est pas mal le même son de cloche partout […] Il y a des gens qui ont réussi à se trouver des places temporaires en faisant le switch entre arts de la scène et arts médiatiques», ajoute-t-il.
La demande en vidéo a explosé et les maisons de production ont embauché beaucoup de personnel. Reste à voir si ces déplacements seront temporaires ou à long terme.
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En attente de l’après
Chez les diffuseurs, certains se sont tournés vers des salles réduites lorsqu’ils le pouvaient. Plusieurs ont proposé des spectacles virtuels.
Dans les deux cas, la solution est peu viable. Les diffusions, les mesures sanitaires, ça fait beaucoup: «C’est beaucoup de charges pour des gens qui sont généralement mal rémunérés ou bénévoles», plaide Thomas Kriner.
Une autre question fait surface : comment attirera-t-on le public lorsque le temps sera venu?
Pour l’APCM, le directeur général a lu des études qui estiment que de 25 à 30 % du public ne remettra pas les pieds en salle de sitôt. «Il faudra restaurer énormément de confiance entre le diffuseur et son public», prévoit Thomas Kriner.
En Acadie, Sébastien Michaud se permet un optimisme prudent puisqu’une reprise se profile pour l’été, du moins en extérieur. Thomas Kriner est plus pessimiste: «On est encore vraiment dedans [la pandémie]. Il y a des choses qui vont changer.»
Il estime que l’utilisation croissante des plateformes virtuelles pour les rencontres de l’industrie pourrait perdurer.
Le virtuel aura peut-être créé des frustrations, mais l’industrie en tirera tout de même du positif, tant pour le développement des compétences que les possibilités d’échange. «D’autant plus qu’avec l’empreinte carbone que laisse l’industrie de la musique, on a peut-être une clé», conclut Thomas Kriner. Mais voilà un tout autre débat, qui devra attendre qu’un semblant de normalité reprenne son cours.