Oui, la langue est sous surveillance. Le paragraphe ci-dessus, écrit dans un style oral, devrait déjà suffire à le montrer.
À l’écrit, nous devons tenir compte de règles d’orthographe à n’en plus finir. Et déjà, dès que nous parlons, nous devons surveiller notre syntaxe, notre style, notre vocabulaire.
Bien sûr, nous cherchons à nous faire comprendre. Mais il y a beaucoup plus en jeu que le sens.
Le soin apporté au style, la plupart du temps, n’est pas vraiment une quête du mot juste pour rendre fidèlement une expérience ou une nuance, mais plutôt un moyen d’influencer la perception qu’autrui se fait de nous.
On cherche à adopter un français dit professionnel; on se fait une idée d’un public constitué du «commun des mortels» (oui, on m’a déjà servi un tel argument); on se fait dire de «baisser le niveau» pour se faire comprendre; ou encore on souhaite montrer son appartenance à une classe, sa culture.
Et on joue sur la croyance : on cherche à montrer de lfait preuve d’autorité, à créer, on crée un effet parmi auprès dule lectorat pourqui le pousser à croire ce que l’on lui dit;, on se permet de confondre style littéraire et expertise.
Que l’on surveille ses mots, son style, sa grammaire ou encore son accent, il faut sans cesse être aux aguets. Or, à force de surveiller son parler, et aussi à force de se surveiller soi, plusieurs personnes ne se sentiront pas à l’aise dans bien des milieux.
Elles se font reprendre, corriger, moquer d’elles. On leur demande de répéter, on commente leur accent. Autant de manières de leur faire sentir qu’elles ne sont pas les bienvenues.
Comment expliquer la résistance aux changements linguistiques?
La langue et l’idée qu’il y aurait des niveaux de langue contribuent à créer des relations d’autorité, de pouvoir et d’exclusion. La résistance aux changements ne devrait pas être surprenante. Ce n’est pas seulement que nous avons l’habitude d’un état de la langue, mais aussi que la langue renforce la position sociale de plusieurs.
Tandis qu’il existe une réticence, ou même une résistance face aux transformations de la langue. On accepte aisément de nouveaux mots (surtout s’ils ne proviennent pas de l’anglais, qui provoque de fortes réactions au Canada).
On a aussi embrassé rapidement les pictogrammes dans la grammaire des messages textes, des échanges sur les médias sociaux ou encore des courriels dans certains contextes.
Et si plusieurs publications – dont Francopresse – ont adopté la nouvelle orthographe, celle-ci demeure d’ambition limitée, et d’autres propositions plus transformatrices demeurent lettre morte.
Il existe plusieurs projets de rénovation de l’orthographe et de la grammaire du français. On a ainsi beaucoup entendu parler d’une proposition en Belgique, qui semblait soutenue par l’État (ce qui n’était pas le cas), pour abolir l’accord du participe passé.
La langue doit-elle être rationalisée?
Certains projets sont plus ambitieux que d’autres. Il est toutefois important de s’attarder à la manière de présenter la révision de l’orthographe et de la grammaire.
Il est souvent question de rationalisation, de rendre la langue plus rationnelle, plus logique. Il est sous-entendu par là qu’il n’existerait qu’une seule raison, qu’une seule manière de raisonner.
Dire de telle langue qu’elle est n’est pas logique, c’est suggérer que nos mots doivent s’accorder à une manière de penser. Au contraire, il y a plusieurs façons d’expliquer ses manières d’agir, de penser, de parler.
Au fil de l’histoire de la pensée à propos de la pensée, la parole des femmes, des enfants, des personnes décrites comme «folles» ou encore des membres d’autres peuples – surtout des peuples conquis ou mis en esclavage – a été présentée comme irrationnelle, non logique.
Or, imposer une rationalité, ou une manière de penser, c’est limiter la force et la légitimité des autres. Et c’est exercer une domination.
Il est aussi suggéré de ramener l’écriture aux seules formes françaises et d’éliminer les formes orthographiques héritées du grec, par exemple, ce qui mènerait à l’élimination des «ph» en faveur des «f».
Mais cela suppose qu’une langue pourrait être un système clos, que les langues peuvent se distinguer et être séparées les unes des autres.
Les langues ne sont cependant pas des organismes ni des règles pour un logiciel. Elles évoluent au fil des contacts et des usages, et elles dépendent de décisions faites par les locuteurs et locutrices et au sein des institutions qui les enseignent.
La langue telle qu’elle est parlée
Nous pouvons ainsi saluer les initiatives qui visent à saisir le fonctionnement de la langue française – ou faudrait-il plutôt parler des langues françaises?
Il faut d’abord rappeler que les dictionnaires et les grammaires sont des travaux de particuliers ou de groupes ayant chacun leur public et leur vision de ce que devrait être le français.
Ces ouvrages ne sont pas donc neutres; ils offrent tout simplement une perspective sur la langue.
Mais la perspective est importante : les outils de référence nous dictent des manières de parler, d’écrire, de penser.
Le dictionnaire Usito cherche à définir un français standard à partir de corpus littéraires dont le registre est dit soutenu ou neutre. Il devient évident qu’il y a à la fois la recherche des règles ou des logiques au sein de la langue écrite au Québec, mais aussi une valorisation du français tel qu’il est écrit ou parlé.
Bien au-delà du Québec, le Dictionnaire des francophones laisse de côté la notion d’ouvrage basé seulement sur l’autorité, où des auteurs ou autrices auraient la légitimité de présenter la langue. Il privilégie plutôt une approche ouverte et collaborative que permet Internet dans bien des domaines.
Ainsi des spécialistes parcourent des textes du monde entier pour relever les emplois des mots, mais les internautes peuvent également en rajouter, dépassant le cadre des textes écrits.
L’ouvrage décrit l’usage, au lieu de le prescrire. Il pourra ainsi saisir comment la langue change d’un endroit à l’autre et au fil du temps. Mais bien sûr, l’initiative est ancrée en France, ce qui pourra en limiter la portée.
Dans un même esprit qui voit le français comme un fait international et non une propriété de la France, la Grande Grammaire du français cherche à comprendre comment s’écrit et se parle le français dans le monde.
En 2 628 pages et dans une version entièrement en ligne, cette grammaire présente suffisamment d’exemples pour mettre fin à l’idée que des usages sans cesse critiqués ne seraient «pas du français».
Elle continue à viser une stabilisation et une clarification de la langue, mais elle reconnait que les usages du français demeureront différents selon les contextes géographiques et sociaux.
Il y a donc des limites à toute transformation de la langue et à tout travail sur sa description.
Et avec tout cela, il reste encore à parler des questions liées au genre et des tentatives institutionnelles de contrôler la langue, autant de sujets qui pourraient faire l’objet de prochaines chroniques.