Je ne sais plus, je n’ai ni le temps ni l’énergie, de répondre à toutes les demandes de mes amis canadiens qui viennent vers moi pour trouver une réponse. Il faudrait demander à mes collègues psychiatres. On ne peut pas deviser de réponses quand on ne connait pas l’objectif, quand le temps manque pour analyser les processus qui ont mené à l’émergence du dit problème.
J’ai des bribes de pensées que je veux partager avec vous pour tenter d’amorcer une réflexion. Ça se fera un peu sous forme d’eulogie, car le moment s’y prête. Pour vous, le monde que vous connaissiez semble s’écrouler, être mort. Alors une eulogie, pourquoi pas! Sauf que là, dès ce moment, on a un problème d’interprétation.
Vous pensiez qu’un monde s’était écroulé et qu’un autre, heureux, était advenu. On vous a appris, ressassé, imposé cette idée farfelue que la Guerre froide était finie, que vous aviez gagné, bref que c’était la fin de l’histoire. Mais le péché originel commence là. Le monde occidental n’a jamais gagné la Guerre froide ; l’URSS a implosé, toute seule comme une grande, de l’intérieur. La Guerre froide était un jeu d’échecs. La fin de la Guerre froide n’a pas mis en échec le roi. La partie était pat, c’était une sorte de victoire en demie teinte. Mais les pièces de l’adversaire étaient encore là, le roi également, en mauvais état, mais bien là.
De cette interprétation fondamentalement erronée s’en est suivi une longue série de mauvaises interprétations et d’appréciation hasardeuse des règles du jeu pendant des années. Aujourd’hui, on en paye le prix. Je dis «on», mais ce n’est pas vous, Canadiens ou Américains, ni même moi, qui en pâtissons, mais le peuple ukrainien et d’autres : les Bélarusses, les Russes et les Moldaves. C’est à eux que j’ai envie de m’adresser.
Au peuple russe
Mes premières pensées vont au peuple russe, cette grande nation animée d’une âme (doucha) unique, faite de résilience, de résistance et d’obéissance.
Vous avez été humiliés, c’est un fait. Le monde a oublié vos sacrifices hors du commun pendant la Grande Guerre patriotique, vos souffrances pendant la Grande terreur. On vous a voués aux gémonies du capitalisme glouton le plus éhonté pendant les années 1990 et on vous a abandonnés depuis plus de deux décennies entre les mains d’un monstre qui n’a rien à envier au montagnard géorgien.
Certains d’entre vous, toujours animés de cette doucha unique, osent défier les ordres du Kremlin et prendre d’assaut les rues de Saint-Pétersbourg, Moscou et autres villes de la Russie éternelle. Votre courage est admirable, vous incarnez, vous, la grandeur russe!
À mes frères et soeurs bélarussien·ne·s
Mes pensées vont ensuite à mes frères et soeurs bélarussien·ne·s qui croupissent en prison ou qui sont en exil forcé, à l’exception de toi A.G.K. le seul ami précieux qui me reste «libre» dans cette grande geôle à ciel ouvert qu’est le Bélarus.
Après l’abandon en rase campagne des Occidentaux dans votre lutte démocratique contre l’idiot du Sovkhoze qui se prend pour un président, voilà que vous êtes obligés d’assister à la dernière déchéance de votre pays tant chéri qui sert de base arrière pour l’autre fou du Kremlin.
Par là même, on souille l’honneur de la terre et de la nation bélarussienne qui n’a jamais rien demandé de plus que, pour une fois dans son histoire multiséculaire, de vivre en paix, de ne pas servir de paillasson aux Français, aux Allemands et aux Russes dans leurs guerres intestines. Mais non, une fois encore, vous vous retrouvez aux premières loges des infamies et de la folie de l’Europe. Quelle malchance finalement d’être situé au cœur du continent! Vous devriez être le carrefour des échanges d’idées, de cultures et des hommes. Mais non, vous semblez voués à être une terre qu’on laboure à coup de botte, au pas d’oie ou autre, à coup de sillons creusés par des chars.
À mes ami·e·s ukrainien·ne·s
J’ai honte! J’ai honte comme quand j’avais 11 ans et que je voyais à la télé le mur de Berlin être attaqué par les Allemands de l’Est qui aspiraient à la liberté. Quand j’ai demandé des explications, et après moult explications et lectures, j’ai compris que j’avais grandi à l’abri, de la tyrannie. Simple chance d’être née du bon côté du Rideau.
Le sentiment de culpabilité qui m’a envahi par la suite fut immense (et m’amènera à apprendre le russe). C’est ce même sentiment que je ressens aujourd’hui. Je ne vous le cacherai pas mes ami·e·s, de toute façon vous le savez, tout le monde s’en fiche comme de l’an 40 que l’Ukraine soit rayée de la carte. Personne n’ira mourir pour Kyiv, ou Lviv, ou Kharkiv. Les Occidentaux le rabâchent depuis des semaines.
Le premier jour où les forces des ténèbres ont envahi votre beau pays, le communiqué que le G7 a cru bon de pondre — en dehors du blabla habituel et attendu — concernait leur inquiétude sur les chaines d’approvisionnement en énergie.
Les Occidentaux sont des petits Marcel Déat sur pattes qui, en bon socialiste et pacifiste de 1939, se demandait en une de son journal pourquoi «Mourir pour Dantzig?» Avouons qu’aujourd’hui, les journaux et chancelleries ne posent même plus la question pourquoi «Mourir pour Kyiv?». Vous m’en voyez désolée.
L’Histoire nous jugera férocement pour cet esprit de Munich et je sais que ces quelques mots maladroits n’y changeront rien.
Une dernière pensée pour mes ami·e·s moldaves
Si j’ose tenter de suivre la logique particulièrement tordue du maitre du Kremlin, vous devriez être «next in line». Vous qui, depuis trente ans, tentez de vous épanouir dans cette exigüité imposée et en plus amputée par Moscou via des pseudo-Transnistriens, je vous offre d’ores et déjà toutes mes sympathies.
Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,
Et l’on ne parle plus que dans un chuchotis,
Si jamais l’on rencontre l’ombre d’un bavard
On parle du Kremlin et du fier montagnard.
Il a les doigts épais et gras comme des vers
Et des mots d’un quintal précis comme des fers.
Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,
Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.
Les chefs grouillent autour de lui — la nuque frêle.
Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.
L’un siffle, un autre miaule, un autre encore geint –
Lui seul pointe l’index, lui seul tape du poing.
Il forge des chaînes, décret après décret…
Dans les yeux, dans le front, le ventre et le portrait.
De tout supplice sa lippe se régale.
Le Géorgien a le torse martial.
Novembre 1933
Ossip Mandelstam
Dans : Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes, choisis et traduits du russe par François Kérel, Paris, Gallimard, 1975 et 1982, p.171-172.