En vigueur depuis le 14 février, la Loi sur les mesures d’urgence doit faire l’objet d’une motion au Parlement et au Sénat dans les sept jours, à défaut de quoi elle sera inopérante.
Trois décrets sont entrés en vigueur : l’un pour justifier le recours à la Loi, les deux autres fournissant des détails règlementaires qui permettront aux forces de l’ordre d’user de pouvoirs temporaires pour arriver à bout de la crise.
Alors que la semaine du 21 février devait être une semaine de relâche pour les députés, les dispositions de l’article 58 (2) de la Loi précisent que si la Chambre ne siège pas, les parlementaires seront convoqués pour siéger dans les sept jours suivant la déclaration.
Sous réserve d’être validée par le Parlement, «la déclaration cesse d’avoir effet après trente jours», sauf abrogation ou prorogation, énonce la Loi.
La Loi sur les mesures d’urgence est invoquée pour la toute première fois depuis sa promulgation en 1988. Adoptée par le gouvernement de Brian Mulroney, elle a remplacé l’ancienne Loi sur les mesures de guerre.
Incertitude de l’appui du Parlement
Tout au long de la semaine, le Parti conservateur et le Bloc québécois ont déclaré d’avance qu’ils ne soutiendront pas la motion.
Luc Berthold, chef adjoint et lieutenant politique du Québec du Parti conservateur, a statué la position du caucus en conférence de presse le mercredi 16 février: «On ne l’a pas encore vue, mais ce serait étonnant qu’on change d’avis.»
Quant au chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, il reproche au premier ministre de ne pas avoir circonscrit la Loi géographiquement: «En proposant une loi dont la portée et l’effet vont bien au-delà d’une intervention circonscrite au périmètre de la crise, Ottawa nie la volonté du Québec et ne tient aucunement compte du fait que l’État québécois parvient actuellement, sans intervention du fédéral, à contrôler la situation. Pire encore, Ottawa se donne avec cette loi un laissez-passer pour empiéter dans les juridictions du Québec.»
Le Nouveau parti démocratique (NPD) est le seul parti à avoir déclaré en début de semaine que son parti soutiendra la motion. Sans l’appui de l’un des partis d’opposition, le gouvernement ne pourra plus faire appliquer la Loi qui doit être en vigueur pendant 30 jours et s’expose à un vote de confiance.
Jagmeet Singh a toutefois laissé planer le doute lors d’une conférence de presse le mercredi 16 février : «Nous sommes clairement dans une crise nationale. [Le convoi] est un groupe bien financé, donc on appuie les mesures, mais on a des inquiétudes. Donc on va utiliser les outils qu’on a pour […] s’assurer qu’on met en place les mesures d’une bonne manière. On va écouter les arguments du gouvernement [lors du débat]. On est prêts à retirer notre appui si on doit le faire.»
Il a précisé que ses craintes étaient fondées sur certaines dispositions de la Loi, qui pourraient selon lui être utilisées dans le cadre de manifestations légales, dans le cas des contremanifestants au convoi.
À la Chambre des communes, alors que l’appui du NPD aurait assuré au gouvernement minoritaire le passage de la motion, plus rien n’est certain.
Le centre-ville d’Ottawa a retrouvé son calme habituel le 21 février après l’opération d’évacuation des manifestants qui occupaient le secteur du Parlement depuis le 29 janvier.
La police d’Ottawa, avec les renforts de la GRC, de la Police provinciale de l’Ontario, de la Sûreté du Québec et de services de polices municipaux de l’Ontario ont procédé à l’évacuation des manifestants. Les autorités ont procédé à près de 200 arrestations et ont saisi près de 80 véhicules de passagers et commerciaux pendant l’opération.
En conférence de presse dimanche, les autorités ont annoncé avoir procédé au gel de 206 produits financiers, avoir saisi les adresses de 253 bitcoins partagés avec des échangeurs de monnaie virtuelle et avoir procédé au gel proactif du compte d’un processeur de paiements pour une valeur de 3,8 millions $ par une institution financière.
«L’arme ultime» quand «d’autres outils» étaient possibles
Le Sénat, qui était en pause hivernale, devait être rappelé pour débattre de la Loi le 18 février, mais les débats ont été reportés au 21 février afin d’assurer la sécurité des sénateurs alors que l’opération d’évacuation des manifestants était en cours au centre-ville d’Ottawa.
François Rocher, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, explique que les débats risquent d’être «un peu plus corsés, car avec les sénateurs indépendants, l’exécutif contrôle moins la nature des débats. Mais nous sommes dans une crise nationale, on verrait mal comment les sénateurs pourraient ne pas entériner la Loi».
Pour le politologue, les critiques à l’égard de Justin Trudeau sont fondées.
«Ce n’est pas tant le fait d’avoir présenté la Loi sur les mesures d’urgence qui est problématique, c’est le fait que le premier ministre canadien, comme le premier ministre de l’Ontario, sont demeurés invisibles pendant la première période [du blocage].»
Le gouvernement fédéral ne serait vraisemblablement pas intervenu si le blocage s’était limité à la ville d’Ottawa, analyse-t-il. «Mais ce qui a été problématique, c’était les appels du pied de Washington pour permettre le transport des marchandises entre les deux pays.»
«Le milieu des affaires s’est mobilisé, il y a eu des usines fermées… Donc le gouvernement s’est senti obligé d’aller plus loin. Justin Trudeau aurait pu inciter la coordination des forces policières des municipalités, de la GRC et de l’Ontario comme ça s’est passé avec cette dernière au pont Ambassador [point de passage important entre le Canada et les États-Unis]. Ça a pris quinze jours avant qu’il pense que c’était peut-être bonne idée que tout le monde se parle», indique François Rocher.
Pour lui, Justin Trudeau avait d’autres outils à sa disposition, «mais M. Trudeau a jugé que son inaction lui coutait cher politiquement et il a voulu marquer un grand coup. Sa portée symbolique est très importante. Il a sorti l’artillerie lourde», note le politologue en référence à la Loi sur les mesures d’urgence.
Un argument repris par Luc Berthold, chef adjoint et lieutenant politique du Québec au Parti conservateur : «Justin Trudeau a préféré utiliser l’arme ultime pour tenter de mettre fin à [la situation], alors qu’il y avait beaucoup d’outils à la disposition et du gouvernement et des forces de l’ordre pour venir à bout de ces manifestations, comme on l’a vu survenir déjà dans les autres parties du pays où il y avait effectivement des [blocages] comme ceux-là.»
François Rocher ajoute que le premier ministre aurait aussi pu demander une injonction à la Cour de l’Ontario. «Contrevenir à une telle injonction produit à peu près les mêmes effets que ce qui est prévu à l’article 19 (e) de la Loi sur les mesures d’urgence. Il peut y avoir des procédures de mise en accusation, par exemple, et on peut faire l’objet d’emprisonnement et d’amendes», assure-t-il.
Le moment de fin des débats au Parlement est incertain. Pour l’instant, Justin Trudeau est «fragilisé» de toutes parts, «notamment au sein du Parti libéral. Peut-être que ça va accélérer la réflexion au sein du parti pour savoir si c’est lui le mieux placé pour aller défendre les couleurs libérales», souligne François Rocher.
L’équilibre a également vacillé du côté des forces policières quand le chef de la police d’Ottawa Peter Sloley a démissionné de son poste mardi, après avoir été critiqué sur sa gestion de la crise.
Dans la foulée, Diane Deans et Carol Anne Meehan, respectivement présidente et conseillère de la Commission de services policiers d’Ottawa, ont été remerciées mercredi.