Repenser une société juste pour les personnes handicapées ou malades

Repenser une société juste pour les personnes handicapées ou malades

L’Encyclopédie canadienne définit l’eugénisme comme «un ensemble de croyances et de pratiques visant à améliorer la population humaine en contrôlant la reproduction».

Ce mouvement prône la discrimination contre les personnes handicapées et malades, et le fait de limiter qui aurait le droit d’avoir des enfants. Selon l’épidémiologiste et chercheur à l’Université libre de Bruxelles Marius Gilbert, l’eugénisme va même jusqu’à suggérer, dans certains cas, de tolérer ou d’accepter l’impact d’une maladie sur ces personnes, ou même leur mort. Il consiste en d’autres cas à mettre en place des mesures et des politiques qui les mettent en danger.

Sous tous ses aspects, l’eugénisme sacrifie les personnes handicapées et malades, et tente de présenter ces sacrifices comme justifiés et inévitables.

On retrouve parallèlement le capacitisme (ou validisme), «une forme de discrimination, de préjugé ou de parti pris systémique à l’encontre des personnes handicapées». Combinée à l’eugénisme, cette forme d’oppression permet au reste de la population d’oublier ce qu’est devenue la vie des personnes handicapées et malades pendant la pandémie.

Ces attitudes et les politiques qui en découlent en temps de pandémie rejoignent celles que l’on comprend habituellement comme eugénistes. Pensons à la stérilisation forcée qui continue d’être employée sur les femmes autochtones ou encore au choix, de moins en moins hypothétique, de certaines caractéristiques physiologiques d’un enfant tôt après la conception, sans parler des avortements sexosélectifs.

Si la réaction eugéniste à la pandémie ne semble pas aussi troublante ou spectaculaire que ces derniers cas, c’est que nous avons l’habitude des discours et politiques capacitistes.

Puisque le capacitisme et l’eugénisme sont rarement des sujets de discussion en public, nos préjugés, nos attitudes et nos actions sont rarement critiqués. Nous devons donc apprendre à reconnaitre ces discours et politiques, ainsi nos actions qui les renforcent.

On efface pour avoir moins peur

Cette acceptation de sacrifier les plus vulnérables est palpable dans les discours sur la pandémie. Elle est présente dans nos manières quotidiennes de faire face à la menace et de minimiser le danger afin de mieux l’oublier et de mieux fonctionner.

À titre d’exemple, au début janvier, la directrice des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) aux États-Unis, Rochelle Walensky, a affirmé qu’elle trouvait encourageant que plus de 75% des personnes décédées de la COVID-19 présentent plusieurs comorbidités.

Autrement dit, ce sont surtout des gens malades et vulnérables qui en meurent. Est-ce encourageant que ces personnes meurent? Ou est-ce seulement acceptable? Pensons-y!

Un autre exemple : en septembre 2021, le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, parlait d’une «pandémie de non-vaccinés».

Rappelons-nous que les «non-vaccinés» ne sont pas tous antivaccins, mais qu’il y a aussi des personnes immunovulnérables qui ne peuvent pas toutes se faire vacciner ou recevoir le même bénéfice du vaccin.

On oublie que même avec le vaccin, un changement de médicaments pourrait être nécessaire pour mieux combattre le virus, ce qui risque de mener à d’autres problèmes de santé.

Encore un exemple, peut-être moins direct, mais non moins réel : on justifie le fait de garder les écoles ouvertes en citant la santé mentale des enfants, mais on passe alors sous silence le manque de services de santé mentale pour les enfants qui remonte à bien avant la pandémie.

Par ailleurs, on ne tente pas de mitiger l’effet d’une conscience du danger sur les enfants déjà aux prises avec des troubles d’anxiété et de dépression, et qui s’exposent au contact des autres dans des salles mal ventilées.

Puisqu’il s’agit de préserver leur santé, où sont les services de santé mentale qui pourront sauver les vies d’enfants et de jeunes et leur permettre de participer pleinement à l’école et dans le reste de leur communauté et société?

Un dernier exemple: on attend que les hôpitaux soient engorgés et ne soient plus dédiés qu’aux patients atteints de la COVID-19 avant de mettre en place des mesures qui pourront véritablement changer le cours de la propagation du virus. Ainsi les consultations, les tests de dépistage et les suivis, sans parler des opérations – tout est suspendu.

Or, beaucoup de personnes handicapées ou malades ont besoin de soins réguliers et en sont ainsi privées, sans compter qu’il était déjà difficile d’obtenir ces soins avant la pandémie étant donné le sous-financement des systèmes de santé au Canada.

Le danger des probabilités

En temps de pandémie, il est normal et sans doute inévitable de chercher à se rassurer. Le nombre de personnes qui souffriront des séquelles de la COVID-19 sera peut-être relativement petit, surtout parmi les personnes vaccinées. On se le rappelle souvent.

Mais ignorer les petits nombres, c’est oublier qu’ils ne sont petits qu’en relation à l’ensemble de la population. Se rassurer de ce nombre, c’est accepter de laisser souffrir ou mourir.

Se rassurer en se disant que le pire sera évité si on n’a pas de «comorbidités», c’est mettre en pratique l’idée que les vies de personnes malades ne valent pas la peine d’être vécues. C’est se le répéter sans cesse, au point d’en venir à le croire, et c’est le leur répéter sans cesse.

Se limiter aux seuls cas de COVID-19, c’est aussi oublier tous les soins qui ne sont plus ou rarement prodigués pour les autres maladies et conditions. Les personnes handicapées et malades ont les mêmes droits que le reste de la population. Pourtant, les politiques et attitudes actuelles les empêchent souvent de les faire valoir.

Les discussions publiques mentionnent rarement les personnes handicapées et les dirigeant·es tendent à ne pas écouter leurs demandes ou même les recommandations des organismes chargés de les protéger.

Cette ignorance décidée encourage le capacitisme et l’eugénisme qui sont exacerbés par la pandémie.

Nombre de personnes handicapées et malades ont déjà fait valoir le besoin de protections supplémentaires et de mesures qui leur permettraient de vivre sans s’isoler complètement. Les attitudes et politiques eugénistes les forcent soit à s’exposer à un risque beaucoup plus grand que le reste de la population, soit à se retirer presque entièrement de la vie sociale, ce qui n’est souvent pas possible pour des raisons affectives ou économiques, considérant que les personnes handicapées et malades se trouvent souvent dans des situations économiques précaires.

Il reste donc à les écouter. La situation de pandémie pourrait être l’occasion de repenser ce qu’est une société juste pour les personnes handicapées ou malades, que leur condition soit chronique ou passagère.

Jérôme Melançon est professeur agrégé en études francophones et interculturelles ainsi qu’en philosophie à l’Université de Regina. Ses recherches portent notamment sur la réconciliation, l’autochtonisation des universités et les relations entre peuples autochtones et non autochtones, sur les communautés francophones en situation minoritaire et plus largement sur les problèmes liés à la coexistence. Il est l’auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont «La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophie» (Metispresses, 2018).

Partager cet article