Sylvain Charlebois — Professeur titulaire et directeur principal, Laboratoire de recherche en sciences analytiques agroalimentaires, Université Dalhousie
Les vaccins constituent le moyen le plus efficace de réduire les risques, d’arrêter la propagation du virus et de sauver des vies. Sans doute, mais la situation affectant l’industrie du camionnage créera des difficultés et influera sur l’accès à la nourriture pour la population. Depuis le début de la pandémie, il s’agit de la première mesure de santé publique ayant le potentiel de perturber et de limiter le trafic du camionnage transfrontalier et les échanges entre le Canada et les États-Unis.
Selon l’Alliance canadienne du camionnage (CTA), environ 16 000 conducteurs se verraient contraints de quitter la route. Ottawa croit plutôt que seulement 8 000 chauffeurs seront touchés. Néanmoins, nous avons plus que jamais besoin de ces chauffeurs, et bon nombre d’entre eux transportent des produits alimentaires en traversant la frontière chaque jour. Si un conducteur non adéquatement vacciné franchit la frontière canadienne, il devra se soumettre à une quarantaine de 14 jours.
Moment mal choisi
Le Canada importe chaque année pour près de 21 milliards de dollars de produits agroalimentaires des États-Unis, et environ 60 à 70% des aliments importés arrivent par camion. Cela représente près de 20% des aliments que les Canadiens achètent au magasin ou au restaurant.
Le moment choisi pour mettre en application le mandat de vaccination n’est pas idéal non plus. Une grande partie du volume de marchandise transite pendant les mois d’hiver, puisque les États du Sud nous approvisionnent en fruits et légumes variés. L’arrêt d’une partie de ces activités exacerbera la pénurie de chauffeurs que connait déjà l’industrie du camionnage et fera grimper davantage les prix de détail dans les semaines à venir.
Depuis le début de la pandémie, l’octroi d’exemptions à certains groupes considérés comme faisant partie d’un service essentiel fait polémique. La plupart des Canadiens n’approuvent pas ces anomalies à la règle et le gouvernement Trudeau le sait bien. Il a instauré une politique de vaccination stricte pour les fonctionnaires et les travailleurs sous règlementation fédérale depuis le début de la pandémie, et l’arrivée d’Omicron n’a fait que motiver le gouvernement à s’en tenir à sa résolution sur les mandats de vaccination. Mais l’accès à la frontière créera potentiellement un problème de sécurité alimentaire pour les Canadiens.
Le Québec a récemment reculé sur le mandat de vaccination pour les travailleurs de la santé, craignant qu’une telle mesure n’exerce encore plus de pression sur son système de santé. La province a donc demandé aux travailleurs de la santé de se conformer à de nouveaux protocoles stricts pour réduire les risques dans les hôpitaux et les centres de santé. Il y a toujours moyen de moyenner.
Omicron perturbe la chaine d’approvisionnement
Les vaccins constituent de loin la meilleure arme pour lutter contre la pandémie, mais il faut également comprendre que nous ne sommes pas tous croyants. Environ 10 à 15% des gens, dans tous les domaines, continueront de résister et ne changeront probablement jamais d’avis.
Nous avons appris que l’efficacité des mandats de vaccination reste limitée pour convaincre les récalcitrants. Nous luttons contre cela depuis plus d’un an et la plupart d’entre nous se feront probablement vacciner plus d’une fois par an pendant très longtemps. La signification d’une «vaccination adéquate» cette année ne se définira pas de la même manière l’année prochaine et les camionneurs le savent.
La mise en application du mandat de vaccination pour les camionneurs a été décidée alors qu’Omicron ne s’était pas encore manifesté. Ce nouveau variant, incroyablement contagieux, se propage comme une trainée de poudre et perturbe déjà toute la chaine alimentaire au Canada.
Les taux d’absentéisme atteignent 15 à 20% dans le commerce de détail alimentaire ainsi que dans le secteur de la transformation. Parallèlement, une usine d’Exceldor au Québec a été forcée d’euthanasier des volailles au cours des dernières semaines en raison d’une pénurie de travailleurs affectés à l’attrapage de poulets. Plusieurs employés déclarés positifs à Omicron ou ayant été en contact avec un cas positif ont l’obligation de s’absenter et de s’isoler. Omicron frappe durement et rapidement l’ensemble de l’économie, il faut donc tous nous préoccuper de l’accès à la nourriture au Canada.
Omicron change aussi la donne pour la chaine d’approvisionnement alimentaire. Celle-ci se voit fragilisée plus que jamais depuis le début de la pandémie.
Demander aux entreprises alimentaires et logistiques de suivre des protocoles stricts a considérablement ralenti les activités. Une grande partie des aliments qui arrivent dans les magasins au Canada n’ont plus la même fraicheur qu’avant et les consommateurs le remarquent. Les mesures de santé publique doivent s’adapter afin que l’industrie alimentaire puisse continuer à fournir aux consommateurs des aliments surs et abordables au cours des prochains mois alors que nous essayons de faire face à la colère d’Omicron. L’inflation alimentaire représente déjà un défi au pays et le mandat de vaccination concernant les camionneurs pourrait aggraver la situation, en particulier pour les familles à faible revenu.
Nous devons agir prudemment avec la mise en application des mandats de vaccination. Le manque de flexibilité de certaines mesures peut mettre en péril notre chaine d’approvisionnement alimentaire.
Annuler des tournois de hockey et d’autres évènements fait partie des mesures préventives acceptables, mais compromettre la fluidité de notre chaine d’approvisionnement alimentaire et la perméabilité de nos frontières peut entrainer des conséquences graves. Les enjeux sont tellement plus élevés.
Il faut vraiment trouver un équilibre fonctionnel entre sauver des vies et assurer notre sécurité alimentaire.