Trois experts du droit linguistique ont échangé leurs points de vue lors de la deuxième conférence de la série Regards croisés sur le débat linguistique au Québec : au-delà du projet de loi 96 qui portait sur les droits linguistiques des minorités organisée par le centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Parmi les conférenciers: Benoît Pelletier, professeur de droit à l’Université d’Ottawa, ex-politicien et spécialiste en droit constitutionnel; Lorraine O’Donnell, historienne, professeure à l’Université Concordia et experte des communautés anglophones du Québec; Patrick Taillon, professeur de droit à l’Université Laval, spécialiste en démocratie, constitution et renouvèlement du fédéralisme.
D’entrée de jeu, Benoît Pelletier a émis des doutes sur le principe d’interprétation «large et libérale» adopté par la Cour suprême du Canada depuis l’arrêt Beaulac en 1999. Selon lui, cette méthode d’interprétation n’a pas été favorable au Québec quand celui-ci s’est présenté devant la Cour suprême dans des causes reliées à la loi 101.
«Chaque fois, en bout de piste, [cette interprétation] a donné tort au Québec sur des enjeux touchant essentiellement la Charte de la langue française. Ainsi, la Cour suprême n’a fait qu’invalider ou diluer des dispositions de cette charte depuis qu’elle a été adoptée.»
Benoît Pelletier estime aussi que le fait d’associer en tout temps les droits linguistiques à la recherche de l’égalité entre le français et l’anglais «est une erreur» lorsqu’il s’agit de protéger la langue de la majorité au Québec.
«Un droit linguistique quelconque peut n’avoir pour but que de favoriser l’une des deux langues officielles, et ce, même si celle-ci n’est pas réellement menacée. Et pourquoi une mesure législative ne pourrait-elle pas viser une langue officielle menacée comme c’est le cas pour le projet de loi 96?»
Le projet de loi 96 présenté en mai dernier à l’Assemblée nationale du Québec vise à moderniser la Loi 101 afin de renforcer le fait français au Québec, notamment en inscrivant dans la Constitution canadienne que le français est la seule langue officielle et la langue commune du Québec. Il mentionne aussi l’intention du gouvernement québécois de «jouer un rôle de premier plan au sein de la francophonie» (canadienne).
L’importance de l’article 23 est-elle dangereuse?
De son côté, Patrick Taillon de l’UQAM avance que ce même désavantage envers le Québec s’applique quand vient le temps d’interpréter l’article 23 de la Charte des droits et libertés, soit le droit à l’instruction dans la langue de la minorité et, suite à l’arrêt Mahé, droit de gestion des établissements scolaires par la minorité.
Le fait que cet article ne soit pas assujetti à la clause dérogatoire de la Constitution et parait être interprété par la Cour suprême comme un droit plus important que les autres «me semble être très dangereux», selon lui.
Il a fait valoir qu’au Québec, la communauté anglophone «joue le tout pour le tout» avec l’article 23, l’ayant évoqué à plusieurs reprises, réussissant par exemple à sauvegarder ses commissions scolaires et surtout dans la tentative actuelle visant à soustraire ses écoles à la Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21) et du port de signes religieux.
Patrick Taillon est d’avis que le principe de «là où le nombre le justifie» inscrit dans l’article 23, et qui en limite la portée, trace la ligne entre ce qu’il est raisonnable d’exiger d’une province et pas d’une autre. «La limite « là où le nombre le justifie » n’a de sens qu’à l’extérieur du Québec puisque le nombre [au Québec] le justifie pas mal toujours.»
Combiné à la plus grande importance de cet article, cela donne, dit-il, «le signal avant-coureur d’un élargissement de la portée de l’article 23 et d’une réduction de la marge de manœuvre du Québec pour imposer en éducation des normes communes et une plus grande autonomie évidemment de gestion de la communauté anglophone».
Communauté anglophone du Québec
Quant à elle, Lorraine O’Donnell a voulu démontrer comment la communauté anglophone a été négativement touchée par la loi 101 adoptée en 1977, et même avant. C’est le cas de l’exode des anglophones, qui avait commencé avant 1977, mais accentué par la loi 101. «La population de langue maternelle a chuté de 29% entre 1971 et 2006, soit 70 000 personnes de moins. Et l’émigration linguistique se poursuit.»
En raison de l’application de la règle des ayants droit, de l’exode et de la baisse de natalité, les inscriptions à l’école anglophone ont diminué de 61% entre 1971 et 2020. «Le bilinguisme chez les anglophones, par contre, a atteint 69% en 2016.»
Lorraine O’Donnell aimerait que certains éléments du discours envers les Anglo-Québécois changent. «Une pensée persistante chez les politiciens québécois veut que les anglophones soient la minorité la mieux traitée au monde. À mon avis, les expériences qu’elle a vécues depuis l’adoption de la loi 101 démontrent le contraire.»
Patrick Taillon souligne que le portrait présenté par Lorraine O’Donnell est exact, mais seulement si on s’en tient à la communauté historique «sans y intégrer le transfert linguistique des allophones. «Alors, il y a comme une espèce de solitude entre une majorité francophone historique, qui vit ses insécurités linguistiques et identitaires, une minorité anglophone historique qui, elle, vit à peu près les mêmes difficultés, surtout à l’extérieur de Montréal. Quand on regarde la situation des anglophones en Estrie, en Gaspésie – ils vivent des difficultés, une espèce de sentiment de déclin qui est tout à fait légitime.»