En date du 8 novembre, le Commissariat aux langues officielles (CLO) avait reçu plus de 2000 plaintes à propos du transporteur aérien. Après un tollé médiatique, un rappel à l’ordre par les principaux organismes francophones et le gouvernement fédéral, suivi d’excuses du président et chef de la direction, la plaie reste encore vive pour les communautés francophones canadiennes.
Ainsi, la promesse des libéraux de redéposer le projet de modernisation de la Loi sur les langues officielles est plus que jamais d’actualité, confirme Liane Roy, présidente de la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA) du Canada.
«Pour nous, ça montre qu’il faut un signal fort du gouvernement fédéral sur la protection du français au pays. Et ça presse!» assure-t-elle.
Un nombre historique de plaintes depuis 1986 pour une seule affaire
«Historiquement, c’est en 1986 que nous avons reçu le plus grand nombre de plaintes, lorsque 1 784 plaintes avaient été [envoyées] par des employés contre le Service canadien du renseignement de sécurité, en lien avec un document envoyé en anglais seulement à ses bureaux basés au Québec», précise par courriel Sonia Lamontagne, conseillère principale en communication du CLO.
Rendre la loi «plus dure»
Pour Geneviève Tellier, professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, «cet épisode met le doigt sur le problème de fond d’Air Canada: le leadeurship vis-à-vis de la francophonie. Quand le leadeurship est absent, on contourne les règles, il n’y a pas de réprimandes et c’est un laisser-faire qui amène à ce type de situation inacceptable».
Liane Roy renchérit: «Il faut amender le projet de loi C-32. Il faut que le commissaire aux langues officielles puisse émettre des ordonnances, imposer des sanctions — voire des sanctions pécuniaires — en cas de manquement. Si on n’a pas ce pouvoir, ce type de situation va continuer à se produire.»
Récemment, la présidente de la FCFA a comparu à l’Assemblée nationale du Québec lors des audiences sur le projet de loi 96, Loi sur la langue officielle et commune du Québec. «Là, on a dit que c’était urgent, que le Canada a besoin immédiatement d’un message fort pour le statut du français. Avec des affaires comme celle d’Air Canada, on assiste à la fragilisation de la langue partout au pays, même au Québec», précise-t-elle.
La présidente de la FCFA déplore que cette affaire soit l’illustration de «tout ce qui ne fonctionne pas avec l’actuel projet de loi C-32. Dans ce cas précis, on s’attend à ce que [Michael Rousseau] apprenne des rapports. En 2016, il y a eu un rapport spécial du Commissariat aux langues officielles sur Air Canada, car ils étaient fatigués de recevoir des plaintes. Mais rien n’a changé et Air Canada récidive», pointe-t-elle.
Le 9 novembre, la vice-première ministre, Christya Freeland a demandé au conseil d’administration du transporteur que l’amélioration de la connaissance du français de Michael Rousseau devienne un indicateur de rendement. Le conseil d’administration Air Canada s’y est engagé dans une déclaration.
La société aérienne va également «revoir et renforcer» ses obligations en matière de langues officielles, a assuré Michael Rousseau.
Selon Geneviève Tellier, «plusieurs vont dire que quand il y a une loi qui n’a pas de dents, c’est ça que ça donne. Il faut changer la Loi sur les langues officielles et la rendre plus dure à l’égard des contrevenants».
Amendement du projet de loi C-32, le rendez-vous de la ministre Petitpas Taylor
La nouvelle ministre des Langues officielles, Ginette Petitpas Taylor, a d’abord réagi par un gazouillis le 3 novembre, jour où l’affaire a éclaté. Puis, après plusieurs jours de silence, elle s’est exprimée le 9 novembre dans une entrevue accordée à Radio-Canada.
«On peut lui donner le bénéfice du doute, car ça fait deux semaines qu’elle est nommée», suggère Geneviève Tellier.
Elle nuance toutefois: «Mélanie Joly aurait certainement réagi dans l’heure. Lui succéder n’est pas chose facile, car elle maitrisait les dossiers francophones.»
Selon la politologue, c’est la deuxième fois récemment que le gouvernement libéral faillit à la tâche en ce qui a trait à montrer l’exemple pour protéger la francophonie. Elle rappelle la nomination de gouverneure générale, Mary May Simon, qui ne parle pas français. «Dans ce contexte, ça devient plus difficile pour le gouvernement de faire la morale à Air Canada», souligne-t-elle.
Elle indique également ne pas avoir senti une «très grande ouverture» du gouvernement pour mettre en place des sanctions dans la prochaine Loi sur les langues officielles.
«Est-ce que cet épisode va faire changer d’avis le gouvernement? Je n’en suis pas convaincue. Ce sont peut-être les partis d’opposition qui vont faire des pressions, puisqu’ils se sont engagés à ce niveau».
Et si la ministre ratait ce tournant important pour les francophones? Geneviève Tellier mise sur le «capital de sympathie dont le gouvernement bénéficie au sein des communautés francophones hors Québec», notamment en faisant «des gains dans une majorité de régions francophones», en allusion aux députés puis aux ministres francophones en situation minoritaire nommés au Cabinet Trudeau.
«Si Mme Petitpas Taylor n’est pas à la hauteur des demandes des communautés francophones, ça risque de poser problème au gouvernement libéral, car les autres partis reconnaissent l’enjeu de la francophonie. Oui, c’est symbolique de nommer une Acadienne au poste de ministre des Langues officielles, mais c’est pour la forme. Ça prend le fond aussi», observe Geneviève Tellier.
La professeure tempère sur le fait qu’il est «rassurant d’avoir une ministre qui a pleinement son portefeuille pour les langues officielles – qui, avant, était sous l’égide de Patrimoine canadien. Maintenant qu’on a une ministre qui se consacre à temps plein, j’ose espérer qu’il y ait des résultats».
Si la Loi ne change pas et que seul le pouvoir de recommandations du commissaire aux langues officielles demeure, Geneviève Tellier assure qu’il vaudra la peine de continuer à se plaindre auprès du CLO pour la valeur symbolique du geste. Même si elle concède : «C’est le perpétuel recommencement, le bâton du pèlerin. Il faut refaire la plainte en sachant que ça ne changera pas grand-chose.»
«On enseigne à nos étudiants le principe de Pareto: 80% des choses se règlent rapidement et les 20% restants prennent 80% de notre temps et de nos efforts. Les derniers aspects des problèmes sont souvent les plus difficiles, il faut peut-être passer à d’autres façons pour les régler», conclut-elle.