Plusieurs fois par semaine, en particulier le weekend ces dernières années, des véhicules font des allers-retours sur une section de 1,5 kilomètre de la rue Principale de Tracadie. D’autres «participants» se stationnent le long du parcours pour regarder la parade et socialiser.
«Je suis arrivé à Tracadie en l’an 2000. La première chose qu’on m’a emmené faire, c’était une soirée Up and down», se souvient Chris LeBlanc, cinéaste originaire de Memramcook, près de Moncton, qui a participé à la production du documentaire de 2010 sur le phénomène.
«À l’époque, la population de Tracadie augmentait de 20 à 30% [pendant les Up and down]. Ça roulait bumper to bumper, puis je voyais du monde stationné qui se parlaient entre chars. J’avais jamais vu ça de ma vie!» se remémore Chris LeBlanc.
«Un drive-in du trafic»
Pour apprendre ce qu’est le Up and down et pour comprendre ce qui motive les «upandowners», il faut bien sûr le vivre. À bord de sa Bricklin verte, une voiture sport fabriquée au Nouveau-Brunswick entre 1974 et 1976, Chris LeBlanc me fait vivre l’expérience.
«Alors on est samedi après le souper. On fait notre premier tour. Il y a déjà des chars stationnés. Il y a des dialogues entre les chars. Là, il y en a un qui dit à l’autre qu’il drive mal. Là, il y a des jeunes qui sont là. Il y a un rat rod qui va haler les yeux [attirer les regards, NDLR]», narre le cinéaste.
«À la droite, c’est le Superstore. Tout le monde qui est stationné là, ils sont pas au Superstore; ils se jasent entre les chars! C’est comme un drive-in. Un drive-in du trafic.»
On retrouve ce phénomène un peu partout à travers le monde : des gens qui se promènent en ville avec leur voiture, pour voir et se faire voir, qui se stationnent à côté d’un ami pour jaser. Mais à Tracadie, le tout a pris des proportions beaucoup plus grandes, en raison de plusieurs facteurs.
Une région propice au phénomène
À la fin des années 1960, début 1970, l’automobile prend de plus en plus de place dans les villes, petites ou grandes. À Tracadie se développe une vie nocturne sans pareille dans la région ; c’est l’endroit où il faut sortir dans la Péninsule acadienne, et qui attire des gens de l’extérieur de la région.
«Faut comprendre que Tracadie, à l’époque, c’était la troisième place à aller fêter au Nouveau-Brunswick, après Saint-Jean et Moncton. On avait autant de bars par personne qu’à Moncton», explique le sociologue et chercheur Gilbert McLaughlin, également conseiller municipal à Tracadie.
«On faisait ça toute la soirée! Des fois quatre, cinq heures en ligne», se souvient Thierry Robichaud, natif de Sainte-Rose, une localité à une quinzaine de kilomètres au nord de Tracadie.
Il est devenu adepte du Up and down dès qu’il a eu son permis de conduire, à l’âge de 16 ans : «Quand t’es jeune, t’as rien que ça à faire!»
François McGraw était adolescent dans les années 1970. Il venait d’une famille de 17 enfants. Il se rappelle que lors des Up and down, les véhicules «n’avançaient pas» tellement la circulation était dense. «On marchait dans la rue en même temps que le trafic.»
L’aménagement du centre-ville de Tracadie se prête aussi à merveille au Up and down : un petit centre-ville concentré et beaucoup de stationnements qui donnent directement sur la rue. Les espaces de stationnement sont perpendiculaires à la rue et les véhicules y font donc face. Les gens vont se chercher un lunch ou un café et s’installent. Un ami vient se stationner à côté de la Bricklin de Chris LeBlanc.
Une dynamique particulière se dessine : «Ils peuvent être trois ou quatre chars côte à côte pour pouvoir se parler entre eux, précise Chris LeBlanc. C’était toujours hommes-hommes, femmes-femmes. Donc, un couple dans un char, les autres chars vont se stationner pour que l’homme soit en face de l’homme et la femme en face de la femme.»
Plusieurs participants vont faire plusieurs allers-retours, se stationner un moment, puis refaire le même enchaînement, parfois à plusieurs reprises. Il y a donc une phase «acteur» et une phase «spectateur».
Selon Chris LeBlanc, c’est un véritable Facebook de rue «parce que tu regardes dans une vitrine, c’est comme un écran à côté de toi».
Une fierté et un facteur identitaire
«C’est vraiment une activité de socialisation parce que, quand on y pense, il n’y en a pas tant que ça dans les petites villes, fait remarquer Gilbert McLaughlin. Pas de grands matchs de hockey ou de grands événements culturels non plus. La messe a pris le bord.»
En 2015, alors qu’il fréquentait l’Université de Moncton, le sociologue et son collègue Christophe Traisnel ont mené une étude sur le phénomène : Le Up and down de Tracadie-Sheila, Nouveau-Brunswick. Un rituel automobile au cœur de la ville.
«Ce qui est intéressant, c’est qu’on a donné un nom [au rituel]», souligne le chercheur. Il ajoute que ce nom – anglophone – a déjà suscité des commentaires négatifs dans la communauté très fortement francophone.
Malgré cela, bien des gens de Tracadie s’identifient au Up and down et en tirent une certaine fierté, selon Gilbert McLaughlin.
«Il y a eu une espèce de réappropriation culturelle, politique et sociale, en voulant y voir une tradition, dit-il. Si tu parles aux gens, ils vont te dire ç’a toujours existé : on le faisait en cheval, le Up and down! Ç’a tout le temps été là.»
Le déclin… mais pas la mort
Le Up and down a subi deux coups majeurs qui ont provoqué son déclin. Le premier fut la dénatalité et l’exode qui a durement frappé la Péninsule acadienne et tout le nord du Nouveau-Brunswick au profit des grandes villes du Sud.
Puis, au début des années 2000, une route contournant complètement Tracadie a été construite. Auparavant, tous les véhicules qui passaient par la ville devaient emprunter la rue Principale, ce qui ajoutait des participants au Up and down, malgré eux.
Chris LeBlanc identifie aussi que la police est devenue de plus en plus présente en raison, entre autres, des excès d’alcool. La problématique ne semble aujourd’hui plus aussi importante qu’autrefois.
Cependant, l’attrait de faire la parade et de jaser avec un ami de voiture à voiture est toujours là. Un peu moins souvent par semaine, un peu moins intense que dans le passé, vers les années 2000. Le phénomène a connu des hauts et des bas, mais la tradition du Up and down se poursuit.