Divers éléments pèsent dans la balance lors de l’exercice de formation d’un Cabinet, dont la composition régionale, rappelle Stéphanie Chouinard, professeure agrégée au Département de science politique du Collège militaire royal du Canada et coaffiliée à l’Université Queen’s à Kingston.
«On voit que la Saskatchewan n’est pas directement représentée. […] Du point de vue du Manitoba et de l’Alberta, on est presque chanceux, en tant que francophones hors Québec, que ces deux messieurs [Dan Vandal et Randy Boissonnault, NDLR] proviennent de nos communautés. M. Trudeau n’avait pas énormément de choix en termes de représentation régionale dans les provinces des Prairies», note-t-elle.
La politologue souligne toutefois que «le fait que ces individus soient des ressortissants de nos communautés est seulement un fait d’armes parmi tant d’autres sur leur CV».
Bien qu’importante, la francophonie reste un critère parmi tant d’autres dans la composition du Cabinet, avec notamment la parité et l’expérience de carrière, observe Stéphanie Chouinard.
Ginette Petitpas Taylor attendue au tournant
Pour Stéphanie Chouinard, l’attribution du ministère des Langues officielles à Ginette Petitpas Taylor est une petite surprise : «Je m’attendais à ce que Mélanie Joly veuille voir le projet de modernisation de la Loi sur les langues officielles mené à bon port, puisque c’est un portefeuille qu’elle détenait depuis 2015 et qu’on semblait assez près de l’adoption d’une nouvelle Loi.»
La politologue ne s’étonne toutefois pas que Mélanie Joly ait obtenu la plus grosse promotion: «Ça faisait assez longtemps qu’elle n’était pas détentrice de son propre ministère. Le Développement économique était sous l’égide du ministère de l’Industrie et les Langues officielles, sous le Patrimoine canadien.»
Stéphanie Chouinard assure toutefois que la courbe d’apprentissage de Ginette Petitpas Taylor ne sera pas trop abrupte puisque la nouvelle ministre «connait très bien les enjeux des Langues officielles. [L’apprentissage] sera moins grand qu’il n’aurait pu l’être pour un député ressortissant du Québec ou un anglophone d’une autre province», souligne-t-elle.
En conférence de presse le mardi 26 octobre, Mme Petitpas Taylor a assuré qu’elle redéposerait le projet de loi visant à moderniser la Loi sur les langues officielles dans les 100 jours, tel que promis par le Parti libéral durant la campagne électorale, ce qui mène l’échéance à la mi-février. Elle n’a pas précisé si elle rajouterait sa touche personnelle ou non.
Malgré sa connaissance du dossier, les francophones en situation minoritaire peuvent-ils craindre que le projet de loi ne prenne une autre direction? Mélanie Joly s’était engagée à redéposer le même projet de loi advenant une réélection des libéraux, mais la nouvelle ministre pourrait profiter de ce remaniement ministériel pour corriger le tir sur certaines lacunes qui ont été soulevées… ou pour effectuer des changements qui pourraient déplaire aux Franco-Canadiens.
«Pour en avoir le cœur net, il faudra attendre la publication des lettres de mandat de chacun des ministres. Ce que le premier ministre demandera à Mme Petitpas Taylor pourra clarifier ce à quoi on peut s’attendre du point de vue de la modernisation [de la Loi]», lance Stéphanie Chouinard.
De bonnes surprises francophones sur certains portefeuilles
Dans l’Ouest, Frédéric Boily, professeur de science politique au Campus Saint-Jean à Edmonton, s’interroge sur le portefeuille confié à Randy Boissonnault: «À partir du moment où il revenait comme député, il était clair qu’il aurait un [portefeuille]. Le ministère du Tourisme n’est peut-être pas le plus prestigieux, mais il demeure qu’il va avoir une voix à la table du Cabinet. Et puis, il est aussi ministre associé aux Finances.»
Pour Frédéric Boily, le plus important était d’avoir quelqu’un de l’Alberta au Cabinet. «Même si les ministres sont moins importants que par le passé, c’était une anomalie [dans le Cabinet précédent] de ne pas avoir mis un ministre de l’Alberta ni de la Saskatchewan. Au moins, de ce point de vue, les libéraux sont dans une position moins précaire.»
Il note qu’avec la récente élection du maire Amarjeet Sohi à Edmonton, ancien ministre libéral sous Trudeau — d’abord des Infrastructures, puis des Ressources naturelles — «ça fait un noyau intéressant pour le Parti libéral en Alberta».
La promotion de la Franco-Ontarienne Mona Fortier au Conseil du Trésor est une autre «excellente nouvelle» pour les francophones, affirme Stéphanie Chouinard.
«Le Conseil du Trésor est souvent un ministère qu’on oublie, car il reste peu connu de la population canadienne. Cependant, c’est un ministère extrêmement important, car il [est au centre] de la mécanique interne de l’État canadien. C’est un endroit où on s’assure de l’application horizontale des priorités en matière de langues officielles au sein des différents ministères», explique-t-elle.
Côté québécois, Frédéric Boily estime que Pablo Rodriguez à Patrimoine canadien est un meilleur choix que son prédécesseur, Steven Guilbeault.
«Le dossier de la Loi sur la radiodiffusion et les géants du Web a mal été piloté par Steven Guilbeault. Cela a plus de sens qu’il soit maintenant à l’Environnement, on s’attend à ce qu’il soit beaucoup plus en maitrise. Mais est-ce que son passé d’activiste va lui nuire dans certaines régions du pays, comme en Alberta?» s’interroge le politologue.
Selon lui, la présence de Jonathan Wilkinson aux Ressources naturelles pourrait l’aider à arrondir les angles avec les gouvernements conservateurs comme celui de Jason Kenney, notamment sur les questions d’hydrogène et le secteur énergétique.
Sous le feu des critiques de l’opposition
Les deux visages de l’opposition ont réagi hier: Jagmeet Singh et Erin O’Toole ont écorché le nouveau Cabinet, glissant au passage leur analyse du bilan de Justin Trudeau.
Le chef du Parti conservateur, Erin O’Toole, s’est exprimé dans une déclaration sur «l’inexpérience» des nouveaux ministres.
Le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, a pour sa part indiqué en conférence de presse «ne pas avoir spécialement d’intérêt pour ce qui est des changements au Cabinet».
Il a tout de même mis en lumière trois enjeux qui touchent le nouveau Cabinet. D’abord, l’échéance du vendredi 29 octobre, où l’on saura si le gouvernement fera appel de la décision de la Cour fédérale qui a débouté Ottawa il y a près d’un mois, relativement à l’indemnisation des enfants autochtones survivants des pensionnats.
En conférence de presse hier, Justin Trudeau n’a pas voulu répondre à la question d’une journaliste à ce sujet.
Le chef du NPD a aussi exigé de «voir un changement immédiat à la Défense nationale», qui prendra en compte les recommandations clés du rapport Deschamps sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes. L’ancienne ministre des Services publics et de l’Approvisionnement, Anita Anand, récupère le ministère de la Défense nationale alors que son prédécesseur, Harjit Sajjan, a été fustigué pour sa gestion jugée inadéquate du dossier.
L’autre attente de Jagmeet Singh est la prise «de mesures concrètes» sur le climat lors de la COP26, qui se tiendra à Glasgow du 31 octobre au 12 novembre. Steven Guilbeaut y sera à titre de nouveau ministre de l’Environnement.