C’est en 1970 que Yvon Myner, motivé par un désir de se lancer dans l’entreprenariat, a pris la décision de devenir propriétaire de la première salle de cinéma du village de Grenville, construite aux alentours de 1950 par un nommé Landriault. À cette époque, les salles de cinéma étaient beaucoup plus nombreuses qu’elles le sont de nos jours. À elle seule, la ville de Hawkesbury en comptait deux, sans compter un drive-in. Selon les souvenirs de Monsieur Myner, la concurrence entre les propriétaires de cinémas pour obtenir les films en primeur était intense. C’est le distributeur Universal Pictures qui lui a donné sa première chance avec le film Airport (1970), qui mettait en vedette Burt Lancaster et Dean Martin, alors qu’il était déjà projeté au Théâtre Réjean à Hawkesbury. Le propriétaire des Cinémas Laurentiens s’est donc engagé dans une campagne publicitaire locale, annonçant notamment la nouveauté de la semaine dans les écoles, afin de convaincre les distributeurs de sa capacité à attirer les spectateurs à ses projections. Son succès lui aura permis, depuis cette époque, de nouer des relations avec toutes les grandes compagnies de distribution afin de présenter les films les plus récents en primeur à la seule salle de cinéma indépendante qui restait sur le territoire entre Montréal et Ottawa avant la vente de l’immeuble et de l’entreprise, effective depuis le premier octobre dernier.
La vente aura permis à Yvon et Danielle Myner de prendre du recul par rapport à leur carrière. Ce qu’ils en retiennent surtout, c’est la relation privilégiée qu’ils ont entretenue avec le public au fil des années. Ils ont vu des générations de spectateurs se succéder sur leurs bancs; ils ont vu des enfants devenir parents, puis grands-parents et apporter leurs enfants et leurs petits-enfants voir un film avec eux au même cinéma qu’ils avaient eux-mêmes fréquenté lorsqu’ils étaient enfants. Cette longévité s’accompagne d’une abondance d’anecdotes mémorables : des enfants qui pleuraient à leur sortie de E.T. (1982), en passant par les spectateurs qui s’évanouissaient durant The Exorcist (1973) ou encore la fois où la réalisatrice Eunice Macaulay est passée au cinéma avec le Academy Award qu’elle a remporté pour le court métrage d’animation Special Delivery (1978).
Parfois, la gestion d’un cinéma requiert une bonne dose d’ingéniosité. Les soirées d’horreur organisées à une certaine époque étaient tellement populaires que les propriétaires ont dû improviser une façon de faire passer la même pellicule entre les salles dans deux projecteurs différents afin de répondre à la demande. Mais les partenaires de longue date se souviennent aussi de moments moins glorieux, comme lorsqu’ils se sont trompés durant un changement bobine entre les films D.A.R.Y.L. (1985) et Pale Rider (1985). Soudainement, en plein milieu du film, des spectateurs venus voir un film de science-fiction se sont retrouvés devant un western de Clint Eastwood, et les spectateurs venus voir le western se sont retrouvés devant un film de science-fiction!
L’industrie du cinéma s’est profondément transformée depuis les cinquante dernières années et le rythme des transformations n’a fait qu’augmenter récemment. L’émergence des géants de la diffusion en ligne comme Netflix jumelée au contexte pandémique actuel semble présenter une conjoncture peu propice à l’exploitation d’une salle de cinéma. Yvon et Danielle Myner demeurent néanmoins optimistes pour l’avenir des films en salle, convaincus que l’expérience d’aller au cinéma ne saurait être remplacée par un visionnement de film à la maison. D’ailleurs, ils affirment que les affaires allaient assez bien malgré la pandémie et que c’est surtout le sentiment du devoir accompli après 51 ans ainsi qu’une volonté de prendre un peu de répit après une longue carrière qui les ont incités à se départir de l’entreprise. Il est difficile d’anticiper ce que l’avenir réservera aux Cinémas Laurentiens, mais cette institution culturelle aura certainement laissé des traces indélébiles sur sa municipalité et sa région environnante.