Démontrer l’importance d’une pluralité de voix en politique est l’un des buts d’organismes tels que le Mouvement ontarien des femmes immigrantes francophones (MOFIF).
Selon Carline Zamar, directrice générale de l’organisme situé à Toronto, les politiques publiques sont encore aujourd’hui élaborées «selon ce que nous pensons être la référence, mais la réalité est toute autre. Nous commençons à voir des progrès importants, notamment par l’analyse comparative intersectionnelle selon les sexes au fédéral, mais nous devons aller plus loin».
L’analyse comparative entre les sexes plus (ACS+), utilisée par le gouvernement du Canada depuis 1995, est «un processus analytique qui sert à évaluer les répercussions potentielles des politiques, des programmes ou des initiatives sur les femmes, les hommes et les personnes de diverses identités de genre».
Le réseau, un atout indispensable
«Si nous voulons renforcer le sentiment d’intégration et nous assurer que les besoins spécifiques des femmes immigrantes francophones soient remplis, il est nécessaire d’assurer leur représentation et leur participation de fond aux instances de décision», assure sans ambages Carline Zamar.
Pour elle, la solution passe par la création de programmes de renforcement de l’expression de ces voix, mais surtout par l’écoute active des institutions et par leur engagement à faire mieux.
À ce titre, le MOFIF vient de recevoir 500 000$ sur trois ans pour créer des réseaux de soutien aux immigrantes et augmenter leurs connaissances «afin d’assurer qu’elles développent leurs propres capacités à s’impliquer dans ces lieux de décisions», soutient Carline Zamar.
Selon Sweta Daboo, directrice de la Coalition pour les femmes au gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard, «on voit les femmes leadeures dans la vie associative. Des immigrantes sont même souvent responsables, comme dans les réseaux d’immigration [elle cite le Carrefour de l’Isle-Saint-Jean] ou les associations féministes [Action Femmes Î.-P.-É.]. Mais en politique, c’est différent. Le 20 septembre dernier, aucune femme n’a été élue aux dernières élections sur l’Île».
Malgré un nombre record de 102 élues à la Chambre des communes aux dernières élections, le Parlement est encore loin de l’égalité avec les hommes.
Pour les immigrantes, l’un des grands défis est le manque de réseau, appuie Arielle Kayabaga, nouvelle députée francophone de London-Ouest, en Ontario.
Elle-même immigrante, elle parle d’expérience : «Souvent, les jeunes femmes qui n’ont pas de réseau ont bien plus de difficulté à rentrer en politique. On parle ici de grassroot [une communauté sur le terrain, NDLR] et c’est essentiel.»
Le financement est l’autre complication. «Au Parti libéral, j’ai reçu un financement pour lancer ma campagne, car je suis une femme. Mais ce n’est pas égal partout, selon les partis et selon les provinces», assure-t-elle encore.
La politique, encore un «boy’s club»
Les femmes seraient aussi désavantagées dans leurs courses politiques : «Nous remarquons que lorsqu’une femme est candidate, c’est souvent dans des châteaux forts dans lesquels il est presque impossible de remporter sa course… Faisant en sorte [qu’elles partent] perdante d’avance», déplore Carline Zamar.
Selon un article de Radio-Canada à ce sujet, les candidats sont des hommes blancs «trois fois sur quatre» dans les «châteaux forts», ces circonscriptions électorales souvent fidèles à un parti politique, considérées comme imprenables par les autres.
«Quand on voit des personnes qui nous ressemblent, ça motive à se présenter ou du moins à s’impliquer davantage dans la vie politique», avance Sweta Daboo. Un objectif moins atteignable lorsque les hommes se transmettent ces forteresses politiques.
D’ailleurs, «l’environnement politique est encore décrié aujourd’hui comme un boy’s club. Le recrutement est souvent non transparent. Les réseaux informels par lesquels les associations locales recrutent [ne sont pas] de prime abord accessibles aux femmes et encore moins aux femmes immigrantes francophones», explique Carline Zamar.
Dans cet accès à la politique déjà complexe pour les femmes de manière générale, les immigrantes ont encore moins de chances de se faire entendre, souligne la directrice du MOFIF.
L’autre difficulté concerne la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale. Une étude menée en 2009 par la Coalition pour les femmes au gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard souligne : «Alors que toutes les femmes interrogées ont déclaré passer au moins une partie de leur temps à gérer leur maison, 25 % des répondants masculins ont déclaré que cette catégorie ne leur était pas applicable.» [traduction libre]
Même si l’étude date de 2009, cet obstacle est encore d’actualité selon Sweta Daboo.
Recenser correctement
Le fait que ce type d’étude date de plus de dix ans pose problème aux associations comme le MOFIF ou la Coalition pour les femmes au gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard, qui déplorent le manque de données.
«Nous ne tenons pas de tels registres d’envergure. Nous n’avons pas les moyens de Statistique Canada et nous remarquons d’ailleurs l’impossibilité pour plusieurs centres de recherches de ventiler les données selon le sexe, le genre, l’origine, le revenu et la région. C’est d’ailleurs pour ces raisons que nous mettons en œuvre le projet [“Femmes d’action, femmes engagées…”] afin d’avoir un portrait plus juste de la situation», assure Carline Zamar.
Faire entendre ses propres causes
L’une des solutions pour que les femmes immigrantes sentent qu’elles ont leur place dans la vie politique, quel que soit le niveau, serait un échange plus soutenu avec les partis politiques locaux.
«Ce n’est pas dans l’habitude de la plupart des immigrantes francophones en contexte minoritaire d’aller solliciter les partis. Les partis attendent qu’elles viennent et vice-versa. Il faut que les deux travaillent ensemble sur leur approche. C’est une raison de plus pour les partis d’employer impérativement le bilinguisme, même si, comme sur l’Île-du-Prince-Édouard, les francophones sont encore moins nombreux», explique Sweta Daboo.
Leur voix est d’autant plus importante que «les immigrantes francophones ont d’autres priorités que le reste de la population, qui les concernent directement. Elles sont légitimes!» complète-t-elle.
Pour Arielle Kayabaga, le droit au transport en commun et l’urgence climatique l’ont poussée à se présenter en 2018 comme conseillère municipale à London, en Ontario. Elle aussi assure que l’intégration par les enjeux qui touchent les immigrantes est l’une des clés pour les impliquer.
«Les femmes immigrantes francophones sont en marge. Elles doivent en prendre conscience et analyser quels sujets les affectent pour se sentir impliquées, que ce soit les garderies ou des logements à des prix décents. Et se créer un grassroot.»
Un travail difficile lorsqu’on arrive dans un nouveau pays. «Il faut un peu de temps», concède la nouvelle députée.