Jusqu’à tout récemment, explique Éva Lemaire, professeure à la Faculté Saint-Jean et au Département d’études des politiques de l’éducation de l’Université de l’Alberta, «on [enseignait] sur les Autochtones, comme objet d’étude sociale, avec une place qui était quand même assez marginale, une vision qui était assez passéiste et une culture vue de l’extérieur comme un objet d’étude».
«C’est vraiment une vision des peuples coloniaux qui parlent des peuples autochtones», ajoute Nancy Wiscutie-Crépeau, doctorante à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa.
Une approche qui a tendance à escamoter la grande diversité culturelle et linguistique des peuples autochtones, selon Nancy Wiscutie-Crépeau, mais qui a aussi pour résultat de rendre aux élèves «une version […] incomplète de la façon dont le pays a été constitué».
«L’ambition, souligne Éva Lemaire, c’est apprendre davantage des peuples autochtones, avec les peuples autochtones. Mais on n’est pas encore là en ce moment.»
Transmettre les perspectives autochtones
Pour Nancy Wiscutie-Crépeau, on doit s’éloigner des approches qui abordent les enjeux autochtones comme des contenus décontextualisés, comme n’importe quelle autre discipline académique.
Il faudrait plutôt que ce soit fait en consultation avec les communautés, ajoute la doctorante de l’Université d’Ottawa, parce qu’«on sait que les manières de faire des peuples autochtones, la façon de transmettre des savoirs se fait en relation avec des individus. Les savoirs autochtones, ce sont des savoirs qui sont contextualisés, qui sont rattachés à un territoire, à une langue, à un peuple».
Isabelle Côté, chargée de cours à la Faculté d’éducation de l’Université Simon Fraser, donne l’exemple des Coast Salish, ou Salish de la côte, en Colombie-Britannique, les «gens du saumon» : «[En se demandant] qu’est-ce que représente le saumon pour eux ou pourquoi c’est important dans leur culture… On se rend compte que si on fait juste parler de l’importance des saumons, des histoires liées au saumon, des écosystèmes liés au saumon, ça, ce sont les perspectives autochtones.»
Nancy Wiscutie-Crépeau souligne de son côté l’importance d’aborder les perspectives autochtones à travers leurs langues, parce que comprendre la structure de la langue est «souvent la meilleure façon d’expliquer la vision du monde d’un peuple».
Pour Isabelle Côté, cette démarche implique aussi de «faire comprendre aux élèves qu’il n’y a pas juste une manière de voir le monde. Ce n’est pas qu’on doit prêcher ou convertir les gens, c’est de dire qu’il y a d’autres façons de voir le monde qui sont valides et valables».
Les sociétés coloniales, souligne-t-elle, ont une vision anthropocentrique du monde ; alors que les peuples autochtones partagent des visions cosmocentriques de ce dernier.
Selon une perspective anthropocentrique, explique Isabelle Côté, l’humain se trouve au sommet de la hiérarchie du monde, alors que les animaux, les forêts et les minéraux sont considérés comme des ressources à exploiter.
«Tandis que [dans] les visions cosmocentriques […] la relation que j’ai avec mon milieu et la terre est très importante parce que je ne suis pas supérieur à eux. Je fais partie du vivant. […] Dans les perspectives autochtones, nous sommes dans l’environnement […] nous ne sommes pas séparés de l’environnement.»
Mieux former les enseignants
Pour Isabelle Côté, Nancy Wiscutie-Crépeau et Éva Lemaire, l’intégration des perspectives autochtones au curriculum scolaire est la bienvenue, mais encore faut-il que les enseignants soient formés pour l’enseigner.
Par exemple, souligne Nancy Wiscutie-Crépeau, sur le site Web du ministère de l’Éducation de l’Ontario, on peut trouver un volume important de matériel pour intégrer les perspectives autochtones au curriculum, que ce soit au niveau primaire ou secondaire.
Le problème, souligne-t-elle, est que «les enseignants qui sont formés à enseigner dans le système scolaire franco-ontarien n’ont à ce jour aucun cours dans leur formation universitaire — du moins à l’Université d’Ottawa — qui ne les prépare à parler des Autochtones».
«On préfère “saupoudrer” les perspectives autochtones dans les différents cours pour faire en sorte que le contenu soit abordé de façon diluée, mais sans nécessairement faire en sorte que les étudiants aient une vision assez juste des enjeux et des visions autochtones en éducation», considère la doctorante de l’Université d’Ottawa.
«Personnellement, raconte-t-elle, j’ai donné une conférence à des étudiants en fin de bac qui s’apprêtaient à réaliser leur stage dans les écoles, et j’ai été extrêmement surprise de voir qu’ils ne savaient pas de quoi je parlais lorsque [j’abordais] les perspectives autochtones», alors que l’information abordée était plutôt de base.
Pour la chercheuse, il n’est donc pas surprenant que les études sur le système d’éducation franco-ontarien révèlent que les enseignants ne savent pas vraiment où commencer pour aborder les perspectives autochtones : «Ils ont peur de faire des erreurs, de faire de faux pas. Dans leur travail, ils ne sont pas incités à consulter, par exemple, les documents officiels du ministère de l’Éducation de l’Ontario pour aborder les perspectives autochtones, et ils ne sont pas formés pour utiliser ces programmes.»
En Alberta, estime Éva Lemaire, la formation des enseignants sur les perspectives autochtones varie selon les universités.
À la Faculté Saint-Jean, le programme d’éducation inclut depuis plusieurs années un cours optionnel en éducation autochtone : «À partir de septembre, le cours va être obligatoire pour les étudiants qui font leur bac en éducation en quatre années. On travaille aussi à l’intégration des savoirs et des perspectives autochtones dans toutes les disciplines, en plus de ce cours obligatoire. Donc, c’est vraiment quelque chose qu’on est en train de mettre en place de manière systématique en ce moment», explique Éva Lemaire.
En Colombie-Britannique, selon Isabelle Côté, on intègre l’équivalent d’un cours sur les perspectives autochtones à la formation des enseignants – la première cohorte a terminé en 2013.
«Mais ce n’est pas quelque chose qu’on apprend en deux semaines, souligne-t-elle. Ça prend vraiment une formation continue, de bonnes ressources, de bonnes journées pédagogiques.»
«Mais disons qu’il y a des commissions scolaires qui ont plus de ressources ou qui sont plus proactives pour s’organiser pour qu’il y ait une meilleure formation continue dans leur programme», nuance-t-elle.
Par exemple, la commission scolaire Sea to Sky — qui couvre le territoire des villes de Squamish, Whistler et Pemberton, en Colombie-Britannique — a tenu de grandes consultations avec la nation Squamish pour mieux intégrer les perspectives autochtones dans les écoles, selon Isabelle Côté.
Mais ce genre d’approche pose des défis parce que la réconciliation est basée sur la relation avec les communautés locales : à Vancouver, par exemple, il y a trois grandes nations sur le territoire. Ce qui signifie que le développement des relations pose des enjeux logistiques, considère la chercheuse de l’Université Simon Fraser.
Pour Nancy Wiscutie-Crépeau, les universités ont aussi «des devoirs à faire» : «Elles doivent être à l’écoute des besoins des enseignants allochtones des écoles, mais elles devraient aussi prendre connaissance des préoccupations des instances autochtones en éducation et des groupes concernés. Parce qu’eux aussi, ils ont des attentes, ils ont de l’espoir par rapport à qu’est-ce qu’un Canadien devrait savoir sur les Autochtones.»
Les défis d’accéder à des ressources en français
En Colombie-Britannique, explique Isabelle Côté, «un des défis pour le Conseil scolaire francophone et pour l’immersion [en langue française], c’est d’avoir de très bonnes ressources de qualité, en français, sur les nations locales et les savoirs locaux […] On ne peut pas être, par exemple, sur un territoire Musqueam et étudier les Hurons au Québec, ça ne marche pas! […] Il faut apprendre sur les savoirs locaux!»
Les ressources didactiques sont souvent développées en anglais ; d’un côté parce qu’il y a plus d’élèves dans le système anglophone, donc plus de ressources, mais aussi parce que les ainés autochtones parlent anglais et non français, souligne Isabelle Côté.
Selon la chercheuse, «le ministère de l’Éducation [de Colombie-Britannique] doit vraiment faire un effort important pour traduire les documents qui ont déjà été créés du côté anglais, pour qu’il y ait un accès équitable aux ressources en français».
L’accès aux ressources en français est aussi un enjeu en Alberta, selon Éva Lemaire : «La difficulté, c’est qu’on veut avoir accès au savoir et aux perspectives des communautés du territoire où les écoles se trouvent.»
Et faute de matériel, «les enseignants et les écoles francophones, y compris en Alberta, vont parfois avoir tendance à se tourner vers des ressources écrites dans les communautés autochtones francophones au Québec, parce qu’elles sont en français, malgré que ce ne soit pas rattaché au savoir local», se désole Éva Lemaire.
Les écoles francophones, selon la chercheuse, devraient aussi faire des efforts pour inviter les ainés, les «gardiens du savoir» autochtones dans les classes, même s’ils sont anglophones : «C’est une réticence souvent qu’on a dans les écoles francophones, parce qu’on a peur de l’assimilation anglophone et que notre mandat est en français. Mais je pense qu’il y a un travail à faire par rapport à notre rapport à la langue et aux communautés autour de nous.»