Outre les groupes associés aux «Moors» — qui ont une présence marginale au pays —, la mouvance des «citoyens souverains» au Canada inclurait ceux qu’on identifie comme «détaxeurs» et «Freeman-on-the-Land».
Le sociologue Martin Geoffroy, qui enseigne au Cégep Édouard-Montpetit, rappelle que les adhérents à cette idéologie «[adoptent] plusieurs noms, puis de toute façon, si vous les appelez les “citoyens souverains”, les “Freeman”, la plupart vont dire qu’ils ne sont pas ça, qu’ils sont d’autre chose. Ils refusent l’étiquette, parce que ce n’est pas une étiquette qui est très prisée».
Également fondateur du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR), Martin Geoffroy avertit cependant que les «citoyens souverains» ne disposent pas d’un niveau d’organisation suffisant pour qu’on parle d’un «groupe» ou d’un «mouvement» ; on serait plutôt face à un réseau décentralisé qui comporte plusieurs centres de pouvoir.
S’il y a une grande variété entre différents groupes, croit le professeur Stephen A. Kent, du Département de sociologie de l’Université de l’Alberta, ils partagent tous une idéologie antigouvernement qui rejette la légitimité de toute forme d’autorité gouvernementale, incluant celle des tribunaux.
Les citoyens souverains, ajoute le professeur Edwin Hodge, du Département de sociologie de l’Université de Victoria, se distinguent d’autres groupes antiautorité, car ils «intègrent leur opposition au gouvernement avec d’autres croyances conspirationnelles à propos de l’économie et de la citoyenneté».
Ces réseaux trouvent leurs origines aux États-Unis, puis se sont d’abord diffusés dans l’ouest du Canada, avant de se retrouver dans l’est du pays, rappelle Martin Geoffroy.
La mouvance des «citoyens souverains» aux États-Unis est cependant beaucoup plus violente qu’au Canada – les morts se comptent par dizaine au sud de la frontière, alors qu’au Canada on ne répertorie que quelques incidents mortels, souligne le professeur du Cégep Édouard-Montpetit.
«Hommes de paille» et autres tactiques «pseudolégales»
Le juge en chef adjoint de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, John D. Rooke, souligne qu’un trait commun des «citoyens souverains» est leur adhésion à l’idée d’une «double personnalité»: d’un côté, il y aurait l’être de «chair et de sang» – la personne naturelle; et de l’autre, une identité légale fictive, un «homme de paille» créé par l’État pour les asservir.
Stephen A. Kent, de l’Université de l’Alberta, précise que les citoyens souverains croient que «le gouvernement contraint les gens, par des contrats auxquels ils n’ont pas adhéré, et que ces contrats créent des “hommes de paille” fictifs que le gouvernement peut contrôler. Ce que les [citoyens souverains] tentent de faire, c’est de se séparer de tous ces contrats et de refuser leur consentement d’être sous le contrôle de ces contrats gouvernementaux».
«Avec le concept de l’homme de paille, on part du principe qu’on peut créer ses propres lois parce qu’on n’est pas soumis à la loi, parce qu’on n’a jamais adhéré au contrat social», ajoute Martin Geoffroy.
En conséquence, écrit le juge Rooke dans le jugement Meads c. Meads, «les [“citoyens souverains”] ne vont honorer leurs obligations envers l’État, la règlementation, les contrats, le droit familial, fiduciaire, moral et criminel que s’ils en ont envie. Et, typiquement, ils n’en ont aucune envie» (traduction libre).
Lorsqu’ils sont devant les tribunaux, explique le juge Rooke, les «citoyens souverains» déploient une pléthore de tactiques «pseudolégales» pour éviter de payer leurs dettes, de payer des impôts ou des poursuites criminelles.
Par exemple, souligne Stephen A. Kent, ils vont «changer l’épellation et la ponctuation de leur nom pour indiquer que le nom que la cour emploie est celui de “l’homme de paille”, non celui de la personne “réelle”».
Les «citoyens souverains», poursuit Martin Geoffroy, vont tenter d’embourber la cour avec de la documentation «pseudolégale», parce qu’ils revendiquent des connaissances juridiques «ésotériques» que la cour ignore et qui les rendraient compétents pour interpréter la loi et les chartes – une pratique considérée comme du «terrorisme de papier» par la jurisprudence canadienne et américaine.
Pour le juge Rooke, certaines de ces tactiques relèvent du harcèlement et de l’intimidation : les citoyens souverains vont poursuivre les juges en Cour fédérale, menacer de les arrêter, tenter d’imposer des «amendes» aux officiers de la cour ou aux parties adverses, ou encore envoyer de fausses sommations à comparaitre.
Naturellement, puisqu’ils refusent de reconnaitre la légitimité de la cour, ajoute Stephen A. Kent, les «citoyens souverains» n’ont jamais gain de cause.
Des rituels «magiques»
En cour, observe Stephen A. Kent, les interactions des «citoyens souverains» avec le juge et les avocats sont hautement théâtrales ; une mise en scène renforcée par la «présentation de documents colorés, avec des étampes et des empreintes digitales, que les membres considèrent imbus de pouvoirs magiques».
Edwin Hodge, de l’Université de Victoria, considère que «[les “citoyens souverains”] se sont convaincus que les termes légaux et le langage légaliste opère comme des invocations quasi magiques : dites les bons mots, dans le bon ordre, dans le bon contexte, et les cours ou la police n’auront d’autre choix que de faire comme vous dites».
«Je peux voir comment ça semble plausible pour certaines personnes : si vous avez déjà vu un procès, vous vous êtes sans doute demandé comment des phrases qui semblent dépourvues de sens à vos yeux entrainent des développements en cour – qu’avec une seule phrase, un avocat peut arrêter la cour ou contraindre un témoin à parler», observe Edwin Hodge.
La magie, ajoute Stephen A. Kent, est omniprésente dans la culture populaire – on n’a qu’à penser à Harry Potter ou à l’univers cinématographique de Marvel.
«Ce n’est donc pas surprenant que tellement de personnes […] se tournent vers des interprétations magiques, surnaturelles et quasi mystiques de la façon dont le monde fonctionne, et sur leurs propres capacités à contrôler ces forces mystiques pour qu’elles amènent des bénéfices dans leurs propres vies», observe Stephen A. Kent.
À cet égard, la mouvance des «citoyens souverains» présente des affinités avec le mouvement Nouvel Âge, remarque le sociologue.
Des «scripts» vendus par des «gourous»
Les tactiques déployées par les «citoyens souverains» sont souvent l’invention de «gourous», qui ont développé un «script» qui s’appuie sur diverses interprétations ésotériques de documents historiques et de textes de loi, explique le juge Rooke.
Le sociologue Martin Geoffroy opine: «Il y a beaucoup d’escroqueries là-dedans. Il y a beaucoup de ces individus qui vont vendre la recette aux gens, qui vont vous dire comment faire pour ne pas payer d’impôts sans que ça soit illégal. Alors là, ils vont s’inventer tout un charabia pseudojuridique, ils vont vendre ça à des gens qui vont être dupes, qui vont se faire avoir.»
Les gens peuvent avoir des expériences négatives avec le système de justice, éprouver un sentiment d’impuissance, ajoute Stephen A. Kent : «Conséquemment, ils vont se tourner vers des recherches en ligne pour essayer de s’en tirer. Dans le processus, ils vont souvent se faire attraper par les algorithmes, qui vont les envoyer vers des interprétations légales alternatives de plus en plus alambiquées», qui leur donnent la recette magique pour se sortir de leurs ennuis avec la justice.
«Plusieurs personnes qui deviennent la proie de ce genre d’idéologie sont déjà vulnérables : elles ont perdu leur emploi, risquent de perdre leur maison ou encore d’aller en prison. Elles se sentent impuissantes et anxieuses, et lorsque quelqu’un vient leur dire qu’elles peuvent régler tous leurs problèmes si elles suivent quelques simples étapes», c’est un discours très séduisant, pense Edwin Hodge, de l’Université de Victoria.
Les «citoyens souverains» resurgissent avec la COVID
Selon le juge John D. Rooke, de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, les tribunaux auraient vu une recrudescence des cas impliquant des «citoyens souverains» depuis le début de la pandémie.
Pour plusieurs, la crise de la COVID a signifié des pertes d’emploi et d’autres impacts économiques négatifs, ce qui a pu servir de motivation pour certains d’avoir recours à ces tactiques juridiques pseudolégales, pense le juge Rooke.
Selon lui, «il y a aussi les plaignants récréatifs. Ils n’ont rien d’autre à faire, alors ils décident de s’en prendre à une institution qu’ils n’aiment pas ; ils vont s’attaquer [par exemple] au Service de santé de l’Alberta, au gouvernement. Et ils vont jouer à l’avocat avec ces tactiques, ils vont aller en ligne et ils vont trouver la mauvaise information».
Mais la COVID a aussi étendu l’attitude antiautoritaire des «citoyens souverains», croit Stephen A. Kent: «Parce que le système de santé est aligné avec le gouvernement sur des enjeux comme la vaccination et les mesures de santé publique, [ils] parlent d’une seule voix, et la méfiance envers le gouvernement et le système judiciaire se traduit facilement en méfiance envers le système de santé.»
Pour en savoir plus:
«Qui sont les “citoyens souverains”?», Radio-Canada, 18 janvier 2017
«Contestataires de l’impôt à la barre», La Presse, 27 mars 2021
«Un procès biscornu pour deux “citoyens souverains”», Le Droit, 29 décembre 2020
«Un citoyen souverain refuse de s’identifier comme étant l’accusé», Le Journal de Québec, 17 juillet 2018
«Lourde sanction imposée à un “Citoyen souverain”», La Presse, 30 octobre 2014
«Les “citoyens souverains”, une menace à la sécurité publique, dit la police», La Presse canadienne, 25 octobre 2013