La recherche en français au Canada: «Publier en anglais ou périr»

La recherche en français au Canada: «Publier en anglais ou périr»

Le rapport Portraits et défis de la recherche en français en contexte minoritaire au Canada a été introduit lors du panel d’ouverture de l’évènement «Vitrine des savoirs» de l’Acfas, qui se déroule jusqu’au 11 juin.

Il a été rédigé par des chercheurs de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML) de l’Université de Moncton et de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante de l’Université de Montréal.

Ces derniers y constatent qu’au Canada, en 2019, «100% des articles en sciences de la santé et naturelles, 97% en sciences sociales, et 90% en arts et humanités» ont été publiés en anglais.

Alors que 40% des articles publiés par des chercheurs de l’Université de Moncton étaient publiés en français dans les années 1980, ce n’était plus que 25% dans la décennie 2010; même tendance à l’Université de Montréal, où on est passé de près de 50% à moins de 20% d’articles publiés en français.

Dans les universités bilingues, où le français est la langue minoritaire, le taux de publication en français se compare à celui des universités anglophones : moins de 10 % à l’Université d’Ottawa et 5 % à l’Université Laurentienne, contre 2 % à l’Université McGill et 1 % à l’Université de Toronto.

Des pressions pour publier en anglais

Il peut être tentant pour les chercheurs francophones de publier en anglais, car «les revues internationales de langue anglaise offrent une plus grande visibilité, atteignent un réseau de chercheur-se-s plus vaste, et constituent des lieux de publication prestigieux ayant un impact scientifique et médiatique plus intéressant», soulignent les auteurs du rapport.

Ces facteurs ont été identifiés dans un sondage effectué auprès de 515 chercheuses et chercheurs francophones, pour lesquels l’anglais comporte de nombreux avantages : rejoindre un plus grand auditoire dans leur domaine, être davantage cités, gagner en crédibilité à l’international et faire avancer leur carrière.

Dans certaines universités, publier en anglais est même indispensable pour obtenir de l’avancement puisque les comités d’évaluation accordent plus de poids aux articles publiés dans les revues ayant un meilleur «facteur d’impact» – presque exclusivement des revues anglophones.

Enfin, la structure du marché de la communication scientifique, qui est dominé par cinq grands joueurs (Reed Elsevier, Wiley-Blackwell, Springer et Taylor & Francis ; en plus de l’American Chemical Society en sciences pures et Sage Publications en sciences humaines) joue aussi un rôle dans la domination de l’anglais.

Vincent Larivière, l’un des cinq principaux auteurs du rapport, souligne qu’«évidemment, ces acteurs-là visent à vendre leurs articles à la plus grande communauté internationale possible et donc vont créer des revues qui sont principalement en anglais. Donc c’est clair que le contrôle corporatif de la diffusion et le passage vers l’anglais marchent main dans la main».

Pour les chercheurs en sciences de la santé particulièrement, publier en anglais peut substantiellement augmenter leurs chances d’obtenir des subventions: les demandes soumises aux Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) ont 38,5% de chances d’être acceptées, alors que celles soumises en français n’ont un taux de succès que de 29,2%.

La recherche francophone en milieu minoritaire face à des embuches

Le tournant vers l’anglais affecte aussi quels enjeux sont étudiés: «Les chercheur-se-s seraient tentés de mener des travaux pouvant intéresser un auditoire international plutôt que de se pencher sur des problématiques à pertinence locale», peut-on encore lire dans le rapport – ce qui inclut les communautés linguistiques en situation minoritaire.

Cette tendance peut s’avérer particulièrement problématique pour «les études qui s’intéressent aux enjeux locaux et dont le lectorat comprend des professionnel-le-s et des praticien-ne-s», soulignent les auteurs en citant notamment le domaine de la santé, qui s’appuie sur de vastes réseaux d’intervenants qui ne sont pas nécessairement familiers avec la langue dominante du milieu académique.

Les chercheurs francophones en situation minoritaire font aussi face à des difficultés supplémentaires pour mener des recherches en français: ils peuvent par exemple faire face à un manque d’assistants de recherches francophones ou de chercheurs francophones dans leur discipline avec lesquels collaborer.

Les chercheurs francophones peuvent aussi avoir moins de temps à consacrer à la recherche, car ils travaillent souvent dans de plus petites universités, où ils doivent consacrer plus de temps à l’enseignement et aux tâches administratives.

Enfin, «en raison de leur situation minoritaire à l’extérieur du Québec, les chercheur-se-s francophones sont beaucoup plus sollicités par les médias, et consacrent plus de temps à la communication scientifique que la majorité de leurs collègues anglophones», une contribution qui n’est pas toujours valorisée par leurs universités d’attachement.

Plus de soutien à la recherche en français

Le rapport de l’Acfas émet neuf recommandations, à commencer par la création d’un Service d’aide à la recherche en français au Canada (SARF) qui serait financé par les différents paliers gouvernementaux, les universités et les organismes subventionnaires.

Le SARF, qui opèrerait au sein de l’Acfas, «offrirait notamment un service d’appui-conseil interuniversitaire à la recherche pour aider les chercheurs-se-s dans la préparation de leurs demandes de financement en français».

Le SARF permettrait la création d’un espace de recherche en français et la mise en commun de ressources, ce qui pourrait bénéficier aux chercheurs de petites universités qui éprouvent des difficultés à maintenir des services d’appui à la recherche en français.

Sophie Montreuil, présidente de l’Acfas, a expliqué en conférence que le SARF serait constitué d’une petite équipe œuvrant au sein de l’Acfas – donc qu’il ne serait pas question de «centaines de milliers de dollars».

«Je crois qu’il faut installer quelque chose avec une structure souple, et l’essentiel du SARF, ça va être de faire des liens et de mettre les gens en lien ensemble», a-t-elle ajouté.

De son côté, Stéphanie Chouinard, professeure au Département de sciences politiques du Collège militaire royal du Canada, dit craindre «que la création du SARF ne soit une excuse pour que certaines de nos institutions désinvestissent dans les services existants, voyant dans le SARF un service à rabais de leurs chercheurs. Il faudra que ce soit clair [que le SARF] est un supplément pour combler certaines lacunes et non pas un remplacement pour l’appui à la recherche en français».

La professeure Chouinard souligne aussi la nécessité d’assurer l’implication financière des deux paliers gouvernementaux et des organismes subventionnaires, observant toutefois que «dans un contexte d’austérité budgétaire dans plusieurs provinces canadiennes, la présence des provinces à la table risque d’être plus difficile à assurer».

Parmi les autres recommandations du rapport figurent notamment une série de mesures visant à assurer un meilleur financement de la recherche dans les petites universités, des services en français dans les universités bilingues et anglophones hors Québec, ainsi que des projets de recherche sur les communautés francophones en milieu minoritaire.

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