Née à Djibouti en 1965, Roda Muse semble être une main de fer dans un gant de velours.
Après avoir occupé plusieurs postes au sein de ministères fédéraux, la conseillère scolaire au Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario (CEPEO) vient d’être nommée au poste de secrétaire générale de la Commission canadienne pour l’UNESCO (CCUNESCO). Lorsqu’elle en parle, une grande détermination émane d’elle, mêlée à une tranquillité apaisante.
«Mon rôle [à la CCUNESCO] va être d’exercer un leadeurship mobilisé autour de la réflexion, d’apporter les enjeux et les réalisations du Canada à l’UNESCO et de servir d’intermédiaire entre les délégations permanentes», précise-t-elle.
L’UNESCO est l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture. Cette agence spécialisée fondée en 1946 cherche à instaurer la paix par la coopération internationale en matière d’éducation, de science et de culture. Les priorités et programmes de l’UNESCO sont livrés à travers des commissions nationales.
Une «culture de la paix» à travers l’éducation
Son mandat au Canada ciblera trois thèmes transversaux : la réconciliation avec les peuples autochtones, l’engagement des jeunes et l’équité des genres.
La réconciliation avec les peuples autochtones est particulièrement importante, insiste Roda Muse, «surtout au niveau de l’éducation. Nous ne connaissons pas l’histoire coloniale ni l’histoire des peuples autochtones. Et pourtant, nous sommes et nous vivons sur des territoires autochtones […] Si nos curriculums scolaires intégraient toute cette partie dès le plus jeune âge, ce serait pour nous une façon de reconnaitre notre patrimoine autochtone et de contribuer à cette réconciliation».
«Je pense que, quand on veut avoir une culture de paix, on touche à toute la question de cohésion sociale, affirme encore Roda Muse. Dans notre pays et dans le pays voisin, nous avons vu la polarisation, le racisme. On ne peut pas œuvrer à cette culture de paix si on laisse passer cela.»
La paix, Roda Muse en a rêvé pour son pays d’origine, Djibouti, et les pays limitrophes.
«Même si Djibouti est en paix, toutes les régions autour brulent souvent, sont en guerre. J’ai vu ce pays, à l’époque et jusqu’à maintenant, recevoir beaucoup de réfugiés au point que ça dépasse ses capacités. Ce mandat est très noble, mais il vient me chercher, car je sais ce que veut dire la guerre, je sais les horreurs que ça entraine, les inégalités que ça crée… Et la détresse, surtout au niveau des femmes et des enfants.»
Un parcours de luttes pour l’égalité et l’éducation
Dans cette optique, cette «francophone de l’Ontario», comme elle dit, s’est rodée à l’exercice en travaillant au sein de plusieurs organismes — qu’elle a parfois elle-même fondés — et ministères.
À Amiens, en France, elle obtient une licence en lettres modernes, puis une maitrise d’enseignement en français langue étrangère (FLE) à Montpellier. Elle immigre en 1994 pour s’installer en Ontario et sort diplômée de l’École nationale d’administration publique (ÉNAP) en 2000.
«J’ai eu beaucoup de chance, car je suis arrivée à un moment où l’on parlait beaucoup de l’équité en matière d’emploi au niveau de la province, se souvient-elle. C’était le NPD qui la dirigeait, avec Bob Rae [le représentant permanent du Canada aux Nations Unies]. Des amis avaient fondé le Conseil économique et social d’Ottawa Carleton (CÉSOC). Ils m’ont demandé de venir comme bénévole. Je venais d’arriver. C’est comme ça que je me suis embarquée.»
Elle se fait remarquer pour son adresse à amener certains enjeux à la table au CÉSOC. Pour l’un de ses premiers emplois, Roda développait des programmes pour les écoles ; un sur l’écriture et un sur l’alphabétisation familiale.
«C’était à Orléans, à l’époque, en zone semi-rurale. J’étais choquée, car je n’avais jamais attaché l’analphabétisme à un pays comme le Canada. On parlait beaucoup “d’analphabétisme fonctionnel”. Je travaillais non seulement avec des communautés semi-rurales, mais aussi avec de nouveaux arrivants et des jeunes dans les conseils scolaires catholiques pour la prévention de l’analphabétisme.»
Sa tâche était ensuite d’aller chercher des subventions, «sa force», lance-t-elle en riant.
La chance à tous par l’inclusion
Elle enchaine un poste à la Cité collégiale et fonde à la fin des années 1990 une organisation de femmes, le Centre d’intégration de formation et de développement économique (CIFODE), dont l’une des valeurs principales était l’équité dans l’emploi.
Dans la foulée d’un rapport fédéral sur l’équité en matière d’emploi publié en 2000, qui recommandait d’intégrer des membres des minorités visibles dans la fonction publique fédérale, Roda Muse développe un partenariat avec la Commission de la fonction publique, la Ville d’Ottawa et un autre organisme pour faire en sorte de donner des sessions d’administration bureautique.
La Commission de la fonction publique s’engage à placer des personnes issues des minorités dans divers ministères.
«Beaucoup de personnes qui sont aujourd’hui dans la fonction publique y ont justement eu accès par ce biais-là. Pour moi, c’était un succès et une façon de défoncer des portes», rapporte Roda Muse.
L’immigration, le ministère de l’Innovation, les langues officielles, Industrie Canada… Roda Muse est partout. Élue conseillère scolaire au CEPEO en 2017, elle trouve encore le temps de s’impliquer aux conseils d’administration de l’Hôpital Montfort et du Centre Jules-Léger.
Par ailleurs, Roda Muse ne limite pas son implication à sa vie professionnelle : «J’adore faire du bénévolat parce que je trouve que ce n’est pas figé dans un cadre. Tu peux réfléchir, apporter des points de vue qui sont des points de vue qui sortent des sentiers battus.»
Elle donne «des coups de main par-ci par-là», notamment à des jeunes Noirs qui cherchent leur voie dans les études ou dans leur vie professionnelle.
«C’est pour ça qu’on a fondé la Fondation Acacia, pour changer le fait de toujours parler des jeunes Noirs en les liant au crime.»
Elle ajoute : «Pendant longtemps, des gens parlaient d’intégration, par exemple au niveau des jeunes et des minorités visibles, en disant “Ah, il faut les intégrer”. J’étais choquée, parce que mes deux enfants, à part mon ainé, sont nés ici [Roda Muse a trois fils, NDLR]. Je disais “Non! Il faut les inclure, ils n’ont pas besoin d’être intégrés. Ils sont nés ici.”»
«J’ai fait la paix avec la terminologie “Franco-Ontarienne”»
Toujours dans ce souci d’inclure, à son arrivée en Ontario, Roda Muse trouvait le mot «Franco-Ontarien» exclusif. «Ça me révoltait», se souvient-elle, mentionnant que les Franco-Ontariens employaient des expressions comme «nous autres» et «eux autres».
«On s’est battus pendant longtemps pour parler du concept de “francophones de l’Ontario”, détaille-t-elle. À partir du moment où ce concept a été accepté, j’ai fait la paix avec la terminologie “Franco-Ontarien”. Si on dit que je suis Franco-Ontarienne aujourd’hui, je dis oui.»
Cela n’empêche pas l’une des futures têtes canadiennes de l’UNESCO de s’être «toujours sentie faire partie de la communauté. J’ai eu de très bons mentors. J’ai milité auprès de Linda Cardinal et Lyne Bouchard et bien d’autres, à la Table féministe de l’Ontario. On était des sœurs. Nous étions des femmes qui luttions pour nos droits, côte à côte, de façon égalitaire. Ces mêmes femmes luttaient avec nous pour la reconnaissance de la diversité.»
La francophonie en Ontario, une «famille»
Parmi ces luttes, il y en a une que Roda Muse a embrassée dès son arrivée en Ontario en 1994 : la cause de l’Hôpital Montfort. «À chaque fois qu’il faut sortir dans la rue, je suis dans la rue», lance-t-elle en souriant.
Comment faire pour choisir ses causes lorsqu’on vient d’immigrer et qu’on ne connait peut-être pas encore tous les tenants des luttes en cours? «Quand tu reçois les services d’une institution francophone, d’un organisme francophone, tu n’es plus traité comme un étranger, affirme-t-elle avec force. C’est ton organisme. C’est cette appartenance que j’aime».
Cette notion d’appartenance à la francophonie ontarienne signifie «que […] tu vis en français, tes enfants vont dans une école francophone ; ils vivent en français. […] C’est un monde, une famille».
Pour Roda Muse, cette appartenance se crée aussi par un haut standard au niveau des services dans les institutions francophones.
«Quand tu regardes les conseils scolaires francophones, qu’ils soient catholiques ou laïcs, la qualité de l’enseignement est là, souligne-t-elle. Quand tu regardes l’Hôpital Montfort, c’est un des meilleurs hôpitaux au monde. Dans la façon dont nos institutions travaillent, il y a un effort pour aller vers l’excellence et c’est ça que j’aime, cette rigueur, ce besoin de toujours mieux desservir la communauté.»