C’est cet univers qu’explorent, avec quelques partenaires, les historiens Joël Belliveau, jusqu’à récemment professeur à l’Université Laurentienne, à Sudbury, et Marcel Martel, professeur à l’Université York, à Toronto, dans le livre Entre solitudes et réjouissances – Les francophones et les fêtes nationales (1834-1982), qu’ils ont codirigé aux Éditions du Boréal.
L’ouvrage examine l’origine et l’évolution des principales fêtes nationales du pays, soit la fête de Victoria (ou fête de la Reine), l’Empire Day, la fête de Dollard (ou Journée nationale des patriotes), la Saint-Jean-Baptiste, la fête du Canada et la fête nationale de l’Acadie.
Un phénomène relativement récent
L’idée du livre a germé dans la tête de Joël Belliveau en 2012: «Au début, c’était plus large que les fêtes nationales. On avait appelé ça Les Canadiens français dans les imaginaires canadiens, donc comment les Canadiens français ou les Canadiens francophones étaient vus par les différents groupes au Canada. Puis on a commencé à travailler là-dessus et on s’est dit que c’était trop large!» raconte-t-il.
Lorsqu’ils ont plutôt décidé d’analyser les fêtes nationales, les différents auteurs de cet essai — ils sont six — se sont basés sur une multitude d’éditions d’une vingtaine de journaux d’un bout à l’autre du pays. Ils ont couvert une période de près de 150 ans, soit de la fondation de la première Société Saint-Jean-Baptiste — celle de Montréal — en 1834 au rapatriement de la Constitution canadienne en 1982.
«Les fêtes nationales, telles que nous les concevons aujourd’hui, sont un phénomène relativement récent dans l’histoire de l’humanité», peut-on lire dans l’introduction. En effet, plusieurs de ces fêtes dans les grands pays démocratiques ont vu le jour au 19e siècle.
«Le Canada s’inscrit dans ce mouvement qui, en Amérique du Nord, en Europe et ailleurs dans le monde, offre un prétexte pour célébrer les origines historiques et, souvent, les fondements idéologiques des États-nations», enchainent les auteurs.
Renforcer l’attachement envers la monarchie
Au Canada, la première fête décrétée par l’État sera créée en 1845 par le Parlement de ce qui est alors la «province du Canada» ou «Canada-Uni», soit l’entité coloniale issue de l’union du Bas-Canada et du Haut-Canada.
Les députés décident alors de faire du 24 mai, anniversaire de la reine Victoria, couronnée en 1837, un jour de fête.
Selon les professeurs Belliveau et Martel, qui signent ce chapitre, «les organisateurs de la célébration cherchent à renforcer le sentiment d’attachement à la monarchie et à l’Empire britannique, quelques années après les rébellions dans les deux Canada et l’Acte d’Union, ainsi qu’à démarquer l’Amérique du Nord britannique de la république états-unienne au sud».
Dès sa naissance, la fête de Victoria est un jour férié pour les employés de la fonction publique de la colonie ainsi que pour ceux des banques. Il faudra cependant attendre la mort de la reine en 1901 pour que le Canada, avec Wilfrid Laurier comme premier ministre, fasse du 24 mai une fête légale à l’échelle du pays.
Fait intéressant, le Canada est le seul pays du Commonwealth qui continuera à chômer la journée de la fête de Victoria, même après sa mort ; les autres fêteront plutôt le jour de naissance du monarque britannique vivant.
Joël Belliveau explique que l’une des raisons pour cette fête perpétuelle du 24 mai était que l’anniversaire du nouveau roi, Édouard VII, tombait en novembre : «Les Canadiens sont habitués depuis 1845 à avoir un jour de congé au printemps. Ils ne la trouvent pas drôle! En plus, Victoria était la reine au moment de la Confédération, donc au moment de la création du Canada. Elle était très aimée.»
Des fêtes commerciales dès la fin du 19e siècle
En 1899, sous l’impulsion de l’Ontarienne Clementina Trenholme Fessenden, est créée une fête qui se déroulera la veille de la fête de la Reine afin de promouvoir l’appartenance du Canada à l’Empire britannique. Nommée justement «l’Empire Day», cette fête, non fériée, perdurera jusqu’à la fin des années 1950.
Ces deux fêtes vont être célébrées de façon inégale, même chez les anglophones : dans la population en général, on y voit surtout l’occasion de faire un piquenique ou autre activité familiale.
Marcel Martel dit avoir été surpris de constater l’ampleur de l’aspect commercial de ces célébrations dès la fin du 19e siècle : «Les marchands tentaient de faire de bonnes affaires à la veille de la fête de la Reine ou de la Confédération en encourageant les gens à s’acheter du nouveau linge. Et, à défaut de pouvoir s’en acheter du nouveau, peut-être l’envoyer chez le nettoyeur pour avoir des vêtements tout propres!»
Les francophones et les fêtes «canadiennes»
Chez les francophones, la popularité de ces fêtes est variable. Au Québec, le 24 mai est surtout souligné là où les francophones et anglophones cohabitent, comme à Montréal.
Quant à l’Empire Day, «il est observé et célébré, même si c’est souvent sans débordement d’enthousiasme et de manière constante», peut-on lire. On rapporte malgré tout des activités au Manitoba et même dans la Péninsule acadienne, au Nouveau-Brunswick.
Il faut dire que les Canadiens français ont leur propre fête, et ce depuis longtemps. Lors d’un banquet tenu à Montréal le 24 juin 1834 — trois ans avant le début de la rébellion des patriotes — son organisateur, Ludger Duvernay, déclare aux convives qu’il entend faire de ce jour la fête nationale des Canadiens français.
La célébration du 24 juin prend rapidement de l’ampleur au Québec, puis en Ontario dès 1846 et dans l’ouest du pays plus tard, au 19e siècle. Même les Métis vont participer à la première Saint-Jean au Manitoba en 1854. Comme ce n’était pas un jour férié, on profitait parfois du congé de la fête de la Confédération (devenue la fête du Canada) pour fêter la Saint-Jean… le 1er juillet.
La Saint-Jean se veut inclusive de tous les francophones. Lors de son sermon du 24 juin 1873, Mgr Alexandre-Antonin Taché, évêque à Saint-Boniface, exprime le souhait que la Saint-Jean soit «la fête nationale de tous les habitants d’origine française sur le continent américain».
Les Acadiens font bande à part
Si la popularité de la Saint-Jean ne fait aucun doute à l’ouest du Québec, et même parmi les Canadiens français de la Nouvelle-Angleterre, c’est une autre histoire dans l’est du pays. Les Acadiens refusent d’embarquer dans ce train.
Lors de la première Convention nationale des Acadiens, tenue en 1881 à Memramcook, au Nouveau-Brunswick, un débat fait rage sur le choix d’une fête nationale. Il y a deux camps : celui de la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin, et celui du 15 aout, fête de l’Assomption. Ceux qui favorisent le 24 juin estiment qu’il faut s’unir avec les autres Canadiens francophones et soulignent que le 15 aout tombe au moment des récoltes.
Mais ce sont les partisans du 15 aout qui gagneront la partie, menés par l’un des leadeurs nationalistes acadiens de l’époque : Mgr Marcel-François Richard, futur instigateur du drapeau acadien.
«Les Canadiens ayant choisi Saint-Jean-Baptiste pour patron, il me semble qu’à moins de vouloir confondre notre nationalité dans la leur, il est urgent pour les Acadiens de se choisir une fête particulière, a-t-il dit lors du débat. Nous ne sommes pas les descendants des Canadiens, mais de la France, et par conséquent je ne vois aucune raison qui nous engage à nous faire adopter la Saint-Jean-Baptiste comme notre fête nationale.»
Dollard, une ferveur qui s’estompe
Passablement pour ces mêmes raisons, la fête de Dollard, que les Canadiens français vont substituer vers 1920 au duo fête de Victoria/Empire Day, n’aura que très peu d’échos en Acadie.
À l’est du Québec, on ne s’identifie pas à ce personnage historique, mort en 1660 lorsque des Iroquois attaquent son groupe au Long Sault, sur la rivière des Outaouais.
Dollard ayant été «redécouvert» par l’historien national François-Xavier Garneau dans les années 1840. D’autres leadeurs, comme l’abbé Lionel-Groux, le portent au rang de héros canadien-français et catholique.
Cette histoire ayant un volet ontarien, la nouvelle fête suscite l’adhésion des Canadiens français de cette province. Ceux de l’Ouest aussi vont l’adopter. Selon Joël Belliveau, le personnage «rejoint plus l’imaginaire des coureurs de bois, des explorateurs dans l’Ouest, puis c’est la raison pour laquelle Dollard a été si populaire dans l’Ouest, même peut-être plus qu’au Québec, certainement plus qu’en Ontario. Ils faisaient des parallèles entre Dollard puis La Vérandrye, qui s’est rendu jusqu’aux Rocheuses.»
Après 1950, la ferveur envers la fête de Dollard va peu à peu s’estomper au Canada français. Au Québec, l’idée de remplacer la fête par une célébration des patriotes des rébellions de 1837-1838 va prendre forme dans les années 1960, mais ce n’est qu’en 2002 que le gouvernement du Québec désignera le lundi avant le 25 mai, soit la même journée que la fête de Victoria, «journée nationale des patriotes».
Quant à la Saint-Jean-Baptiste, elle sera déclarée officiellement la «fête nationale du Québec» sous le premier gouvernement du Parti québécois, en 1977. Elle continue d’être fêtée à l’ouest de la rivière des Outaouais.
À l’instar de la Saint-Jean, la fête nationale de l’Acadie continue d’être populaire, malgré des périodes d’essoufflement. Aux discours religieux se sont substitués des rassemblements à grand déploiement, ainsi que des fêtes populaires.