Lourdes pertes pour les études autochtones en Ontario

Lourdes pertes pour les études autochtones en Ontario

En annonçant la fin de sa fédération avec les universités de Sudbury, Thornloe et Huntington le 1er avril dernier, l’Université Laurentienne a de facto fragilisé les programmes des universités fédérées, dont le programme d’études autochtones de l’Université de Sudbury (UdeS). 

Dans un courriel envoyé le 16 avril, les communications de l’Université Laurentienne indiquent effectivement que six cours sur les 65 offerts par le programme d’études autochtones de l’UdeS seront transférés de manière temporaire à la Laurentienne dès le 1er mai, pour le trimestre du printemps exclusivement.

Le principal objectif est de permettre aux quelque 140 étudiants du programme de poursuivre leurs études à distance avec l’Université Laurentienne. Pour le moment, aucune indication n’a été donnée pour la suite des choses.

Le programme d’études autochtones de l’Université de Sudbury a été créé en 1975, au prix de nombreux efforts, par plusieurs pionniers dont le Dr Jim Dumont, la Dr Edna Manitowabi et le Dr Ed Newbery-ba.

Un héritage fragile

Tasha Beeds, professeure associée au programme d’études autochtones de l’Université de Sudbury, considère que la disparition de celui-ci viendrait détruire près d’un demi-siècle de travail : «L’un des deux programmes fondateurs d’études autochtones de l’ile de la Tortue [l’Amérique du Nord] est coupé par des processus unilatéraux qui démantèlent un héritage vieux de 50 ans, créé par certains de nos ainés autochtones les plus estimés, détenteurs de connaissances, universitaires et leadeurs communautaires.»

La professeure croit qu’elle devrait recevoir la confirmation de la fin de son contrat avec l’Université de Sudbury d’ici la fin du mois.

Profondément blessée, elle explique qu’elle avait le sentiment d’apporter quelque chose au programme d’études autochtones: «Je suis une femme autochtone de couleur, activement connectée aux communautés autochtones en tant que Midewiwin Kwe et water walker. J’ai un baccalauréat spécialisé en études autochtones et en anglais, une maitrise avec distinction en études autochtones et en études canadiennes, et je termine tout juste mon doctorat en études autochtones après un congé.»

Le terme water walker a été attribué en premier lieu à Jospehine Mandamin, ainée anichinabée, défenseure des droits relatifs à l’eau, commissaire en chef des eaux de la Nation anichinabée. Elle a apporté une contribution importante aux peuples autochtones, au Canada et au monde en tant que «grand-mère marcheuse d’eau».

[VIDÉO YOUTUBE : https://youtu.be/berOh2DFYl0]

Ses marches autour des Grands Lacs ont suscité une prise de conscience quant au besoin urgent de lutter contre la pollution de l’eau et sur la question de l’eau contaminée sur les réserves autochtones du Canada. Tasha Beeds a participé à ces marches.

L’absence de perspectives autochtones décriée

Dans son courriel annonçant le transfert de six cours d’études autochtones, l’Université Laurentienne s’engage, après le trimestre du printemps, à faire en sorte «qu’environ 140 étudiants déjà inscrits au programme d’études autochtones à l’Université de Sudbury aient accès à des cours enracinés dans les perspectives autochtones déjà offerts par la Faculté des arts de la Laurentienne dans diverses disciplines».

Dans une lettre publiée dans Anishinabek News, Mary Ann Corbiere, qui enseigne à l’Université de Sudbury depuis plus de 30 ans, dénonce le manque de cohérence et la perte d’authenticité de la culture autochtone dans le transfert des cours vers l’Université Laurentienne.

«Les cours de l’Université Laurentienne désignés comme “cours à contenu autochtone” sont vraisemblablement ce que [le recteur de l’Université Laurentienne, Robert Haché] pense être “enracinés” dans les perspectives autochtones. Ces cours font partie des exigences pour obtenir un baccalauréat ès arts; les étudiants doivent compléter au moins six crédits ayant cette désignation. Un cours obtient cette désignation s’il contient simplement 50 % de “contenu autochtone”», souligne-t-elle.

Mary Ann Corbiere déplore que, dans ce contexte, les professeurs n’aient pas besoin de se spécialiser en études autochtones pour que le cours soit désigné. Il s’agit d’une grande perte selon elle.

«Aux yeux des communautés autochtones, ce sont les professeurs autochtones qui fournissent le plus de renseignements sur nos histoires, nos cultures, etc.», assure-t-elle.

Selon elle, l’expérience partagée pendant les cours par les professeurs autochtones permet une transmission plus forte des traditions, de la culture, des langues et de l’histoire.

Des étudiants songent à continuer ailleurs

En tant que chercheuse, Mary Ann Corbiere a réalisé un travail titanesque pour créer un dictionnaire de la langue Nishnaabemwin. Pendant des années, elle est allée à la rencontre d’ainés qui l’ont aidée à documenter et consigner le vocabulaire dans un ouvrage.

La professeure craint désormais que les cours autochtones ne présentent qu’un point de vue «superficiel» des communautés autochtones.

Une affirmation qui résonne chez l’étudiante Page Chartrand. Pour elle, qui était jusqu’à présent étudiante en 2e année en études autochtones à l’UdeS, le programme axé sur les «perspectives autochtones» que propose la Laurentienne risque de «diluer» le contenu autochtone enseigné.

La Laurentienne lui propose deux cours à partir du 1er mai. «Ce n’est pas le même enseignement, assure la jeune fille. Il y a un “contenu autochtone”, mais j’ai peur, car si ces cours sont enseignés par des personnes qui n’ont pas d’expérience dans la façon d’enseigner, ça peut être traumatisant pour nous, précise l’étudiante anishinaabe kwe. En plus, la Laurentienne a décidé du remplacement de ces cours sans consulter qui que ce soit. Nous sommes choqués.»

Page et son meilleur ami Connor Lafortune, de la Première Nation Dokis et inscrit dans le même programme, évaluent la possibilité de migrer vers l’Université Nipissing à North Bay, qui offre un programme d’études autochtones qui leur convient mieux.

Les deux amis se rejoignent sur le fait que ce programme [à l’UdeS] n’était pas qu’un programme: pour eux, c’est une famille, «une vie. Nous sommes en deuil, pour nous, pour nos professeurs», explique Page Chartrand.

L’étudiante raconte que certains professeurs ont changé sa vie. Elle craint désormais que la manière de transmettre les savoirs diffère à la Laurentienne si les professeurs ne sont pas issus de la culture autochtone.

Des appels à l’action virtuels

À la suite de toutes les annonces, qui ont choqué professeurs et étudiants du programme d’études autochtones de l’Université de Sudbury, des professeurs et des personnes issues du monde l’éducation ont lancé un appel virtuel à l’action sur Zoom pour toutes les personnes autochtones œuvrant dans l’éducation autochtone.

Ce rassemblement virtuel avait un seul but : penser ensemble à ce qu’il était possible de faire pour «reprendre le contrôle sur notre éducation», comme l’ont mentionné plusieurs participants.

Certains ont partagé leurs expériences pour rappeler que ce qu’ils appellent la «Western education» n’est pas forcément celle qui leur est la plus bénéfique, puisqu’elle a des relents d’«institutions d’éducation coloniale».

Tasha Beeds a cité les paroles de Jim Dumont, l’un des piliers fondateurs du programme d’études autochtones de l’Université de Sudbury, pour appeler à l’action:

«À moins que nous ne créions nos propres établissements d’enseignement, nos propres collèges, nos propres universités, nos propres programmes de maitrise et de doctorat basés sur nos propres enseignements, nos propres traditions et notre façon de penser, notre vision ne peut pas être pleinement réalisée.»

Ces paroles ont trouvé leur écho lors de l’appel à l’action, alors que la création d’une université par et pour les Autochtones a été l’un des objets de la discussion. L’Université de Sudbury et des membres des Premières Nations sont actuellement en contact pour mettre sur pied un tel projet, dans un avenir rapproché.

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