«Quant à nous, le bilinguisme est mort à l’Université laurentienne», fulmine Carol Jolin, président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO).
Il souligne que 58 % des programmes offerts en français ont été abolis et que 40 % des cours éliminés par l’Université Laurentienne sont des cours en français.
«Donc l’Université Laurentienne va devenir véritablement une université de langue anglaise, avec quelques programmes de langue française qui rapportent des profits à l’institution, parce qu’on va garder simplement les programmes qui rapportent de l’argent, parce qu’on a des créanciers à payer», raille Carol Jolin.
Des efforts réduits à néant
France Gélinas, députée néodémocrate à l’Assemblée législative de l’Ontario pour Nickel Belt, s’indigne que les efforts de la communauté francophone de Sudbury pour développer l’éducation postsecondaire en français aient été réduits à néant en aussi peu de temps.
«On a travaillé longtemps pour chacun de ces programmes en français. On a travaillé longtemps pour finalement y avoir accès, et là, derrière un processus à huis clos, tout est parti d’un coup. Ben voyons donc!» s’exclame-t-elle.
Le licenciement d’une centaine de professeurs francophones aura un impact au-delà de l’Université ; il se fera aussi sentir dans la communauté, croit la députée provinciale.
«Les professeurs qui sont là sont des gens qui participent à la vie et à la vitalité de la francophonie. Ils viennent aux spectacles, ils participent aux arts, ils siègent aux conseils d’administration de toutes les agences francophones de Sudbury», précise-t-elle.
«Le savoir qui a été développé grâce à la Laurentienne a fait que le Nord a pu se développer, a fait que les gens du Nord ont pu avoir de belles carrières, des opportunités de développement, et on est en train de tout perdre ça», craint France Gélinas.
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Le gouvernement de Doug Ford, croit-elle, a privilégié les intérêts des créanciers de la Laurentienne à ceux des étudiants, des professeurs et de l’intégrité de l’établissement.
La «marchandisation de l’éducation»
Pour Yalla Sangare, membre du comité exécutif de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU), «chacune de ces institutions, que ce soit la Laurentienne, l’Université de Moncton, la Faculté Saint-Jean, etc., joue un rôle essentiel pour la vitalité de ces communautés. Elles sont essentielles à la survie du français. Ce sont des institutions où les gens vont étudier, bien sûr, mais souvent ce sont les seules institutions où il y a une bibliothèque de qualité, une patinoire de qualité, une piscine de qualité, une salle de spectacle de qualité».
En regardant la nature des programmes suspendus, ce professeur de l’Université Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse, craint la «marchandisation de l’éducation».
«Si je suis Franco-Ontarien, je ne peux plus étudier la philosophie, […] je ne peux plus étudier l’économie, je ne peux plus faire de théâtre dans ma langue, il n’y a plus de programme de sagefemme, donc on s’en est tenu qu’aux programmes professionnels», déplore Yalla Sangare.
Une position que partage Carol Jolin de l’AFO : «Les cours qu’on a gardés, ce sont des cours qui rapportent des profits à l’institution. Tous les cours qui n’allaient pas dans cette direction ont été coupés. On est rendus avec une bizness qui doit faire de l’argent pour essayer de rembourser ses créanciers.»
«Et c’est malheureux que ce soit la francophonie qui en paie la facture, en bonne partie pour les erreurs de gestions qui ont été faites dans le passé», ajoute-t-il.
Une situation que Carol Jolin attribue en partie au gouvernement provincial puisque le financement des universités ontariennes est gelé depuis une dizaine d’années, ce qui en fait le système universitaire le moins financé au Canada.
Donner une chance à l’Université de Sudbury
Selon Jean Johnson, président de la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA), «l’Université Laurentienne est présentement dans un coup de foudre, dans une panique totale».
«Quand on regarde les décideurs, la majorité est unilingue anglophone. C’est la réalité ; on le voit partout, on l’a vu à l’Université de l’Alberta et au Campus Saint-Jean. Alors, il y a des gens qui n’ont pas d’intérêts envers la langue française, ne la comprennent pas nécessairement, mais sont investis [de responsabilités]», souligne Jean Johnson.
Carol Jolin croit pour sa part que les derniers développements à l’Université Laurentienne sonnent le glas de la programmation francophone et qu’il faut donner une chance au projet de l’Université de Sudbury de devenir une institution entièrement francophone.
«Notre position a toujours été que, pour le bien de la programmation francophone dans le Moyen-Nord, l’Université de Sudbury rapatrie les cours [en français] de l’Université Laurentienne avec les siens et devienne totalement indépendante», soutient-il.
«Ce qu’on demande au gouvernement de l’Ontario, c’est de mettre sur pied un moratoire d’un an sur les coupures dans la programmation en français pour que le gouvernement, l’Université de Sudbury et la communauté franco-ontarienne aient le temps d’avoir une réflexion sérieuse et qu’on puisse poser des actions concrètes pour assurer la pérennité de la programmation en français dans le Moyen-Nord», explique Carol Jolin.
Jean Johnson trouve que le transfert de la programmation francophone de la Laurentienne vers l’Université de Sudbury serait une «solution élégante», qui permettrait d’éviter l’élimination de plusieurs programmes en français, de les voir «disparaitre dans l’air».
«Pour moi, ajoute Jean Johnson, l’Université de Sudbury permet d’aller chercher cette indépendance rapidement et d’offrir une plus grande programmation par et pour les francophones. Ça veut dire que la décision n’appartient pas exclusivement à l’Université Laurentienne. La décision appartient au gouvernement.»
Le président de la FCFA rappelle qu’il y a notamment une pénurie d’enseignants au primaire et au secondaire. La mise en péril ces programmes universitaires pourrait précariser les écoles francophones et les programmes d’immersion linguistique en Ontario.
Yalla Sangare, de l’ACPPU, souligne que la décision relève de la communauté franco-ontarienne, mais évoque tout de même quelques appréhensions : «Entretemps, qu’est-ce qui va arriver à la centaine de profs qui ont perdu leur emploi, qu’est-ce qui va arriver aux programmes qui viennent d’être coupés? […] Nous avons des craintes sur le délai dans lequel cette nouvelle université va pouvoir être opérationnelle. Nous sommes dans l’urgence», appuie-t-il.
Queen’s Park manque à l’appel
Pour France Gélinas, le gouvernement Ford abdique ses responsabilités en se cachant derrière les procédures d’arrangements avec les créanciers entamés par l’Université Laurentienne.
«Du côté du gouvernement, c’est vraiment, “ah, c’est un processus qui est devant la cour, on ne peut pas s’en mêler”. Moi, ce que je réponds à ça, c’est que c’est de la foutaise! Vous pouvez vous en mêler, le processus pour la protection des créanciers, c’est un processus qui est fait pour le secteur privé. Une université, ce n’est pas privé. C’est un bien public!» proteste la députée provinciale de Nickel-Belt.
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Pour Yalla Sangare de l’ACPPU, il est particulièrement préoccupant que l’Université Laurentienne ait choisi la voie des tribunaux – une première pour une institution postsecondaire canadienne.
«Avec cette option, tout est confidentiel, donc les représentants de l’Université, les représentants des profs, tout s’est fait à huis clos et ils ne pouvaient parler à personne y compris à leurs constituants, donc il y a aussi un déficit démocratique», soutient-il.
Il y avait d’autres moyens de gérer la situation, croit Yalla Sangare : par exemple, la convention collective des professeurs de la Laurentienne comportait des mécanismes pour faire face aux situations d’urgence financière.
Selon France Gélinas, «le gouvernement [ontarien] savait, il y a neuf mois de ça. L’Université Laurentienne est allée voir le ministre Romano, est allée voir le gouvernement de M. Ford pour leur raconter “voici où on en est rendu, voici ce dont on aurait besoin, etc.”, et le gouvernement leur a dit, “non, il n’y a pas une cenne qui va venir d’ici, allez à la cour, ça va vous permettre de vous débarrasser d’un paquet de programmes et d’un paquet de staff sans avoir à passer par les conventions collectives”».
Le gouvernement Ford, insiste France Gélinas, n’a pas vraiment d’intérêt pour l’éducation postsecondaire en français en Ontario.
Dans le cas de l’Université de l’Ontario français, elle illustre que le gouvernement ontarien a mis quinze mois pour conclure une entente, alors que le gouvernement fédéral offrait d’assumer les couts du projet pour les quatre premières années.
Avec les déboires financiers de la Laurentienne, observe la députée, le gouvernement fédéral a offert son soutien, mais le gouvernement de l’Ontario n’a soumis aucune demande en ce sens.
«Donc de dire qu’ils sont bien ouverts à la francophonie et à l’avant-garde, non, pantoute! La francophonie et les francophones en Ontario, on se sent à peine tolérés, vraiment pas écoutés», fulmine France Gélinas.
Elle maintient que la communauté devra «exiger que le gouvernement de M. Ford prenne ses responsabilités face aux droits des Franco-Ontariens et Franco-Ontariennes d’avoir accès à l’éducation universitaire en français de façon équitable […] La formation universitaire, c’est une responsabilité du gouvernement provincial».
Le fédéral, pas une panacée
Jean Johnson, de la FCFA, croit toutefois qu’il y a des limites à l’intervention fédérale dans les dossiers francophones.
«Si on se tourne constamment vers le gouvernement fédéral et qu’on dit “vous devez prendre la relève”, on donne la permission aux provinces de ne pas assumer leurs responsabilités envers leurs institutions. Et je vous rappelle que c’est de compétence provinciale [l’éducation postsecondaire].»
Les provinces, observe Jean Johnson, auraient intérêt à changer la façon dont elles abordent les institutions francophones. «On parle de trois crises en trois ans : il y a eu l’Université de l’Ontario français, il y a eu le Campus Saint-Jean en Alberta, et maintenant on voit la Laurentienne. Et on voit que ce sont les programmes francophones qui prennent le gros coup des coupures, parce que nos services sont déjà marginalisés, sont toujours très fragiles.»
S’il faut que les provinces prennent leurs responsabilités, pense Jean Johnson, «le gouvernement canadien va devoir démontrer un leadeurship collaboratif dans le dossier. Ils se sont engagés à protéger le français et à promouvoir le français. Donc c’est un dossier incontournable pour le gouvernement fédéral, mais il faut trouver des solutions aussi auprès des provinces et des territoires».
Fondamentalement, observe Yalla Sangare, le problème est que les universités sont sous-financées. Les gouvernements sont particulièrement réticents à délier les cordons de la bourse pour les universités qui servent des régions éloignées, citant les couts élevés.
«Oui, ça coute plus cher, parce que nous sommes dans des régions éloignées, c’est tout à fait normal», s’indigne Yalla Sangare.
La situation actuelle exige un financement d’urgence de l’Université Laurentienne, croit Yalla Sangare. «Mais au-delà de cette aide d’urgence, nous demandons un financement beaucoup plus substantiel, et surtout beaucoup plus stable pour l’ensemble des universités francophones et bilingues à l’extérieur du Québec.»