Le modèle étudié par le DPB verrait chaque Canadien entre 18 et 64 ans recevoir jusqu’à 75% de la mesure du faible revenu (MFR), soit 16 989$ pour une personne seule, et 24 027$ pour un couple; alors que les personnes handicapées recevraient un montant additionnel de 6000$. Le montant versé diminuerait de 0,50$ par dollar de revenu d’emploi.
L’objectif du projet-pilote ontarien, selon Eve-Lyne Couturier, chercheuse à l’Institut de recherche et d’information socioéconomique (IRIS), était de verser un montant «universel» suffisamment élevé pour permettre aux gens de sortir de la pauvreté, d’améliorer leurs conditions de vie et leurs perspectives d’emploi.
Pour Olivier Jacques, chercheur postdoctoral Skelton-Clark au Département d’études politiques de l’Université Queen’s, considère que l’intérêt du modèle ontarien repose sur l’offre d’un revenu assez généreux à une bonne partie de la population, même si certaines personnes ne reçoivent rien.
Les différents types de programmes de revenu de base garanti, selon le chercheur, coutent tous extrêmement cher. Mais en tentant d’être plus universels —par exemple, en offrant 3000$ à tous —les couts restent élevés, mais on ne sort personne de la pauvreté. En étant généreux, mais sélectif, on a beaucoup plus de chances de parvenir à réduire la pauvreté.
Le projet pilote ontarien, rappelle Ève-Lyne Couturier, a été sabré par le gouvernement Ford avant qu’il n’arrive à terme comme beaucoup d’autres projets-pilotes de ce type au Canada et ailleurs dans le monde.
«C’est un peu un défi politique de donner de l’argent à des gens sans condition, parce qu’on a l’impression qu’on les paye pour ne pas travailler, qu’on gaspille de l’argent, qu’on ne les incite pas à faire des efforts», croit la chercheuse de l’IRIS
«Et c’est paradoxal, ajoute-t-elle, parce que quand on regarde les résultats préliminaires […] on voit qu’au contraire il y a un effet positif sur la qualité de vie, mais également sur la participation au marché du travail.»
La mise en œuvre d’un revenu de base garanti sur le modèle ontarien, selon l’analyse du DPB, réduirait la pauvreté d’environ 49% au Canada, avec certaines disparités régionales: la diminution ne serait que de 13% à Terre-Neuve-et-Labrador, mais de 60% au Québec et 61,9% au Manitoba.
Est-ce que le jeu en vaut la chandelle?
Selon l’analyse du DPB, les couts du programme, soit 85 milliards$ la première année, seraient assurées par l’élimination de nombreux crédits d’impôts provinciaux et fédéraux —incluant la totalité du montant personnel de base fédéral et 47% de son équivalent provincial.
En conséquence, 6,4 millions de personnes au Canada verraient leurs revenus disponibles augmenter de 49% en moyenne ; alors que 16,8 millions de personnes verraient leurs revenus disponibles diminuer de 5,4% en moyenne, à cause de l’augmentation de leur charge fiscale.
Le rapport du DPB cherche aussi à évaluer les risques de création d’un «piège de l’aide sociale», qui découragerait les gens de travailler. Il évalue que les heures travaillées au Canada ne diminueraient que de 1,3%, ce qui couterait 3,3 milliards$ au trésor canadien.
«Le rapport y va d’une fiscalité qui est très prudente, selon Eve-Lyne Couturier. On enlève les crédits d’impôt, on enlève l’exemption de base, mais on ne parle pas d’augmenter la contribution fiscale des gens [nantis], on ne parle pas de changer les paliers d’impôt, on ne parle pas non plus des contributions fiscales des entreprises.»
Olivier Jacques rappelle cependant qu’au Canada, une augmentation substantielle et «super progressiste» de l’impôt sur les gains de capitaux et les corporations ne rapatrierait que 15 milliards$ dans les coffres publics, tous paliers de gouvernement confondus.
«Ce qu’il faut se demander, ajoute-t-il, c’est à quel point c’est un bon investissement par dollar qui serait [investi]. Moi, mon objectif de politique publique, ce serait qu’il n’y ait plus de pauvreté. Mais pour 80 milliards$ par année? Ça pourrait être fait pour moins cher.»
Il serait largement préférable de bonifier les programmes d’assurance emploi et d’assistance sociale, croit Olivier Jacques. Le chercheur rappelle qu’avant la pandémie, seulement 40% à 50% des travailleurs étaient couverts par l’assurance emploi ; alors que l’assurance sociale s’avère fort peu généreuse : une personne seule ne peut obtenir que 700$ par mois, soit moins de 10 000$ par année.
Eve-Lyne Couturier, de l’IRIS, souligne que l’aide sociale, au Québec, ne verse l’équivalent que de 50% à 60% de la mesure du panier de consommation (MPC), qui est considéré comme le strict minimum pour vivre de façon très modeste.
Olivier Jacques explique que l’analyse du DPB implique une augmentation des dépenses publiques de 20% à 25%, ce qui est «considérable».
«Tu peux le financer en éliminant le montant personnel de base et plein de crédits d’impôt, mais c’est une hausse d’impôts vraiment considérable qu’on n’a vraiment jamais été en mesure de faire. Le monde chiale pour pas mal moins que ça», évalue-t-il.
«Est-ce que les gens accepteraient plus de payer pour un revenu minimum garanti que pour l’assistance sociale et l’assurance emploi? Peut-être. C’est une question empirique dont on peut débattre. Mais tu pourrais faire trois fois moins de dépenses et obtenir sensiblement les mêmes résultats en termes de pauvreté avec l’assurance emploi et l’assistance sociale», pense le chercheur de l’Université Queen’s.
Et si le Directeur parlementaire du budget sous-évaluait les bénéfices?
Pour Eve-Lyne Coutier, le rapport du DBP constitue une «analyse fiscale» du programme plutôt conservatrice, qui examine l’impact d’un programme de revenu garanti de base sur les dépenses et revenus du gouvernement. Ce qui mène le rapport à parfois sous-estimer les bénéfices d’un programme de revenu garanti de base.
Dans le cas du travail, par exemple, «c’est sûr qu’avoir un revenu qui est garanti permet de libérer l’espace mental et économique pour se trouver un emploi. On sait que les gens qui se trouvent dans des situations de grande précarité, qui se battent tous les jours pour être en mesure de payer le strict minimum […] n’ont pas l’espace mental ou économique pour travailler, alors qu’avec un revenu minimum garanti c’est plus facile».
De plus, ajoute Eve-Lyne Couturier, «[le rapport du DPB] ne parle pas des autres couts de la pauvreté, parce qu’on sait que vivre dans la pauvreté, ça vient avec des couts de santé, des couts d’éducation, des couts de services sociaux, de soutien, etc. Donc ce n’est pas juste une question de [recettes] fiscales, c’est vraiment une réalité très complexe».
Certains rapports préliminaires de programmes de revenus minimums garantis, au Canada et à travers le monde, entrainent des économies dans la prestation de services publics, notamment en santé, en éducation et dans les services sociaux, précise Eve-Lyne Couturier.
«La pauvreté nous coute cher à plein d’égards, donc éliminer ou réduire la pauvreté de façon drastique va nous faire économiser de l’argent, qu’on peut investir dans la réduction de la pauvreté, mais aussi dans le soutien des services sociaux», croit la chercheuse de l’IRIS.
Une question autant politique qu’économique
L’analyse du DPB préconise l’élimination d’une pléthore de crédits d’impôt, certains au niveau fédéral, certains au niveau provincial, rappelle Olivier Jacques.
Mais pour réussir à créer un programme de revenu garanti de base au niveau national, il faudrait que les provinces acceptent de supprimer leurs programmes d’assistances sociales pour les remplacer par un programme géré par Ottawa, poursuit le chercheur.
Les provinces devraient aussi abandonner leurs transferts sociaux directs aux particuliers, ce qu’elles ne sont pas enclines à faire, car elles ne voudront pas sacrifier ce lien direct avec les particuliers, insiste Olivier Jacques.
Et si les programmes de revenu garanti de base se déployaient dans les provinces, ajoute le chercheur, cette fois, ce serait Ottawa qui devrait renoncer aux prestations directes aux citoyens et à l’administration de l’assurance emploi.
«Politiquement, ce n’est pas joué d’avance», conclut Olivier Jacques.