Le 24 novembre 2020, la gouverneure du Michigan signifie à l’entreprise Enbridge qu’elle veut fermer la partie de la ligne 5 de l’oléoduc de la multinationale située sous le détroit de Mackinac, qui sépare les lacs Michigan et Huron.
Le 24 novembre 2020, la gouverneure du Michigan signifie à l’entreprise Enbridge qu’elle veut fermer la partie de la ligne 5 de l’oléoduc de la multinationale située sous le détroit de Mackinac, qui sépare les lacs Michigan et Huron.
Elle laisse à Enbridge jusqu’au 12 mai 2021 pour obtempérer. C’est le début d’une bataille juridique et politique qui se déroule présentement devant les tribunaux.
Francopresse a essayé à plusieurs reprises de contacter la gouverneure, sans succès
La canalisation 5, construite en 1953, transporte du pétrole brut de la pointe ouest du lac Supérieur jusqu’à Sarnia, en Ontario, en passant par les États américains du Wisconsin et du Michigan. Le reste est expédié au Québec, en traversant le sud de l’Ontario, par l’oléoduc 9, vers les raffineries de Suncor, à Montréal, et de Valero, à Lévis.
Au total, la canalisation 5 transporte jusqu’à 540 000 barils par jour de pétrole brut léger, de brut synthétique léger et de liquides de gaz naturel (LGN), qui sont raffinés en propane, selon les données d’Enbridge.
Selon la députée ontarienne Andrea Khanjin, la fermeture de cette portion de la ligne 5 aurait un impact sur plus de 4 000 emplois directs et 23 000 indirects dans la région de Sarnia seulement.
Marylin Gladu, députée conservatrice de Sarnia-Lambton, avait estimé début 2021 qu’«il y a 50 000 emplois qui sont touchés ainsi que le chauffage des maisons en Ontario et au Québec».
Le détroit de Mackinac, l’endroit sensible
Les raisons du litige entre la gouverneure du Michigan et l’entreprise canadienne Enbridge? D’un côté, la gouverneure invoque «un risque inacceptable de déversement catastrophique de pétrole dans les Grands Lacs qui pourrait ravager notre économie et notre mode de vie».
De l’autre, la multinationale canadienne basée à Calgary propose de renforcer la sécurité du pipeline, mais n’entend pas fermer la portion de l’oléoduc pour autant.
Dans un document datant de janvier 2021, Enbridge s’appuie notamment sur le fait que «la canalisation 5 est un élément essentiel de l’infrastructure énergétique en Ontario, fournissant 53 % du pétrole brut de la province, l’approvisionnement, ainsi que l’alimentation en brut à la société Sarnia Petrochemical Manufacturing Complex».
Enbridge avance un argument similaire du côté québécois : l’entreprise assure être «une source d’approvisionnement essentielle pour la canalisation 9, qui à son tour fournit environ les deux tiers du [pétrole] brut consommé dans la province de Québec».
Le professeur spécialisé dans les énergies Warren Mabee, de l’Université Queen à Kingston, souligne que le détroit de Mackinac est une «zone environnementale particulièrement sensible car ce sont les Grands Lacs qui sont concernés ici. C’est de l’eau potable pour 40 millions de personnes, il y a l’industrie de la pêche, c’est un point central du tourisme… Tant de choses dans cette zone dépendent d’un écosystème sain des lacs».
Selon l’Alliance des villes des Grands Lacs et du Saint-Laurent, le bassin contient «plus de 21 % de l’eau douce de surface au monde».
Le professeur Mabee rappelle que «si cette section que de dix kilomètres de long était fermée, tout l’oléoduc devrait être fermé, car ils devraient le remplacer en entier ou le faire fonctionner d’une manière différente afin de l’amener à Sarnia, où il se termine actuellement».
Un précédent qui soulève des craintes
En tant qu’observateur de la situation depuis des années, Warren Mabee explique que d’un point de vue environnemental, «l’endroit où passe la canalisation 5 —le détroit de Mackinac — est risqué, car actuellement, ce sont deux tuyaux» qui constituent la ligne 5.
Ces deux tuyaux parallèles longent le fond du lac. Ils ne sont pas enterrés dans le lac, ils courent simplement sur des points d’ancrage, soit des structures de soutien qui maintiennent les tuyaux en place.
Pour Warren Mabee, l’un des risques majeurs de ce type d’installation serait qu’un gros bateau qui passe par le détroit relâche son ancre : «L’ancre pourrait frapper le fond, glisser et se briser dans le pipeline ou le frapper directement. Les ancres pèsent très lourd, en particulier celles des gros navires. Si un tel évènement se produit, il pourrait y avoir un déversement important.»
C’est aussi l’un des arguments de l’État du Michigan qui s’appuie entre autres sur un incident survenu en 2018.
L’ancre d’un navire commercial avait heurté les deux tuyaux à trois endroits différents, rappelle Kristen Van de Biezenbos, avocate et professeure de droit à l’Université de Calgary. Il n’y avait pas eu de fuite, mais l’évènement avait suffi pour alerter la communauté scientifique et l’État du Michigan, selon les deux professeurs.
Plusieurs exemples, repris récemment par le National Observer, sont également du grain à moudre pour l’État et la communauté qui milite pour la fermeture de l’oléoduc vieux de 68 ans. Ces rappels égratignent au passage la multinationale canadienne, notamment le désastre de pétrole dans la Rivière Kalamazoo en 2010, côté États-Unis. Cette rivière se jette dans le lac Michigan.
En outre, selon le Michigan, quatre des cinq navires potentiellement responsables des incidents étaient exploités dans cette zone par des entrepreneurs d’Enbridge, selon le bureau de la gouverneure.
«Même s’il y a des mécanismes d’arrêt parfaits, nous pouvons perdre du pétrole»
Selon Warren Mabee, malgré les systèmes mis en place par Enbridge pour contrôler les risques, «des milliers de barils de pétrole peuvent s’échapper de l’oléoduc avant qu’il ne soit complètement fermé. Nous savons que même s’il y a des mécanismes d’arrêt parfaits, nous pouvons perdre du pétrole».
À ce propos, en 2017, Enbridge a été accusée par le comté de Mackinac d’avoir déversé 1,1 million de gallons américains au cours des 50 dernières années.
Le professeur Mabee poursuit: «Tout ce qui passe par le pipeline est du pétrole brut léger. En cas de déversement, il flotterait à la surface. Et vu que dans le détroit, les courants sont forts, la fuite pourrait aller loin dans les Grands Lacs.»
«Au moment où le pétrole atteindrait la surface, il y aurait une énorme dispersion de pétrole, car il se répandrait, vu que le pétrole léger flotte. La fuite pourrait s’étendre sur une centaine de kilomètres de long en un jour», illustre le professeur de l’Université Queen’s.
Une étude indépendante menée par la Michigan Technological University en septembre 2018 rapporte que dans une simulation de bonnes conditions météo, «16 991,2 barils de pétrole ont été récupérés après cinq jours avec l’équipement disponible ; cependant, compte tenu de l’évaporation, 12 963,3 barils sont restés sur l’eau».
«L’efficacité des opérations de récupération, même par beau temps, diminue avec l’épaisseur de la nappe d’hydrocarbures, c’est pourquoi la quantité d’hydrocarbures récupérée par heure diminue plus tard dans la simulation. Par conséquent, à mesure que le déversement progresse et que l’épaisseur du pétrole diminue, l’efficacité de la récupération diminue», précise encore l’étude.
Le rapport note également que lors de la simulation d’un déversement par un temps moins clément, «les conditions de vagues et de vent étaient telles qu’une grande partie de l’équipement ne pouvait pas fonctionner ou fonctionnerait avec une efficacité opérationnelle réduite. Par conséquent, la quantité d’huile récupérée sous ces conditions est bien moindre (1 036,8 barils) […] Cette simulation “météo réelle” souligne les limites de certains de ces équipements par mauvais temps.»
Le professeur Mabee explique que les «environnementalistes sont inquiets» pour ces raisons. Il ajoute que la proposition de tunnel proposé par Enbridge en 2018 a mis en lumière les risques environnementaux potentiels.
Selon les débats à l’Assemblée législative de l’Ontario, le transport de la même quantité de pétrole brut et de LGN condensat de gaz naturel que la canalisation 5 nécessiterait 2 000 camions ou 800 wagons aller simple chaque jour.
Selon des recherches menées par l’Institut Fraser, il risque d’y avoir plus de déversements lors du transport de pétrole par chemin de fer que par pipeline, et encore plus de déversements si ce volume est déplacé sur la même distance par camion. Un constat que dresse aussi le professeur Mabee.
Suites judiciaires
Dans l’attente de la médiation entre Enbridge et l’État du Michigan le 16 avril prochain, l’avocate et professeure de droit à l’université de Calgary Kristen Van de Biezenbos explique que la gouverneure tente de révoquer le Traité de 1953, qui autorise Enbridge à faire passer l’oléoduc dans le détroit de Mackinac.
Un autre traité est au cœur du débat : celui sur le transit des oléoducs entre le Canada et les États-Unis, signé en 1977. Ce dernier indique qu’aucune des deux parties ne peut «entraver de quelque manière que ce soit l’acheminement d’hydrocarbures en transit».
Selon la professeure Van de Biezenbos, «les traités ont essentiellement deux types d’exécution, les self-executing et les non self-executing. Dans ce dernier cas, qui nous concerne, le traité n’a en fait pas besoin de lois supplémentaires à adopter pour le rendre juridiquement exécutoire. Vous pouvez simplement appliquer le traité tel qu’il est rédigé».
C’est l’argument du Michigan. Pour l’État, parce qu’il n’y a pas de loi pour donner force au traité sur les pipelines, «il ne s’agit essentiellement que d’un morceau de papier, souligne la professeure. Il n’y a aucune loi pour l’appliquer». Affaire à suivre le 16 avril.
Projet de tunnel des Grands Lacs
Le 19 décembre 2018, Enbridge annonce avoir conclu une entente avec la Mackinac Straits Corridor Authority (MSCA) pour construire un «tunnel de sécurité» profond sous le détroit pour abriter la ligne 5. «Cette entente a été conclue avant que la gouverneure Whitmer n’entre en fonction», indique Enbridge par courriel.
Le tunnel des Grands Lacs sera foré dans la roche, de 60 à 250 pieds sous le lit du lac, «éliminant pratiquement tout risque d’incident de pipeline dans le détroit», précise l’entreprise.
Enbridge est actuellement en attente de la réception des permis et des approbations nécessaires, mais l’entreprise prévoit le début de la construction du tunnel des Grands Lacs en 2021.