Sur le site Web du quotidien terre-neuvien The Telegram, le dimanche 28 février, un mot brille par son absence : «élections». Sur celui de la CBC Terre-Neuve-et-Labrador, à part un texte sur le taux de participation datant de trois jours plus tôt, un seul article porte sur la question, mais il raconte plutôt comment le célèbre dirigeant grec Périclès avait perdu ses élections comme «stratège» à Athènes il y a 2550 ans en raison d’une pandémie.
Les deux principaux médias de la province n’avaient donc rien à rapporter ce jour-là sur cette drôle de campagne électorale, dont la date limite pour inscrire son vote est le 12 mars. Où est-ce le 5? Ce l’était, oui, jusqu’à ce qu’on reporte la date… une autre fois.
«On ne sait même pas quand on va connaitre les résultats», souligne d’un ton désabusé Amanda Bittner, politologue à l’Université Memorial, à Saint-Jean de Terre-Neuve.
Genèse d’une campagne «perdue»
Lorsque le premier ministre Andrew Furey a demandé à la lieutenante-gouverneure de la province de dissoudre l’Assemblée législative et de déclencher des élections, le 15 janvier dernier, rien n’annonçait la catastrophe survenue depuis.
Les cas de COVID-19 semblaient sous contrôle. Trois autres provinces — le Nouveau-Brunswick, la Saskatchewan et la Colombie-Britannique — avaient mené des campagnes électorales pendant la pandémie sans trop de problèmes.
De par la loi, la date des prochaines élections devait être le 10 octobre 2023. Mais une disposition dans la législation provinciale prévoit qu’un premier ministre n’ayant pas été élu lors d’élections générales doit déclencher un scrutin dans l’année suivant son entrée en poste.
Or, Andrew Furey a été élu à la tête du Parti libéral l’été dernier et est devenu officiellement premier ministre le 19 aout, succédant à Dwight Ball, qui avait démissionné.
Andrew Furey avait donc jusqu’en aout 2021 pour tenir des élections, mais il a préféré le faire cet hiver, au cœur d’une pandémie, un geste fortement critiqué par les partis d’opposition.
«Il est devenu assez clair qu’Élection Terre-Neuve n’avait pas de plan B», souligne Stéphanie Chouinard, professeure en sciences politiques à l’Université Queen’s et au Collège militaire royal du Canada à Kingston. «Il y a eu énormément de cafouillages, des messages très peu clairs à l’égard du scrutin et des décisions assez mal réfléchies.»
Les enjeux et les citoyens y perdent au change
Au départ, le scrutin en personne a été reporté, mais seulement pour la péninsule d’Avalon, où se trouve la ville de Saint-Jean. Ailleurs, tout devait se dérouler comme prévu le 13 février.
L’éclosion de COVID-19 a toutefois continué de faire des ravages et le variant britannique a été détecté dans la province ; de sorte que, douze heures avant l’ouverture prévue des bureaux de scrutin, le directeur général des élections de Terre-Neuve-et-Labrador, Bruce Chaulk, a annoncé que tout le vote en personne était annulé et que le scrutin se déroulerait uniquement par la poste.
La date limite pour recevoir les bulletins, le cachet de la poste faisant foi, a d’abord été fixée au 1er mars, puis au 5 mars… puis au 12 mars. Au milieu de tous ces plans de matchs, les débats sur les enjeux semblent être les grands perdants.
«On ne discute pas des enjeux, selon Amanda Bittner de l’Université Memorial. On ne discute pas d’économie, on ne discute pas des soins de santé. Maintenant, on discute seulement de la pandémie et de la manière dont on va voter. Et c’est très dommage. Les élections sont normalement une occasion d’avoir de grandes conversations sur les enjeux, les solutions, les différentes idées, etc. On n’a pas ça depuis deux semaines. C’est dommage pour la démocratie.»
Même avant l’éclosion, la campagne ne suscitait pas de grande passion, observe Stéphanie Chouinard : «Ç’a été une campagne qui, au moins pendant les trois premières semaines, était comme une campagne sans enjeux. Les partis politiques ont présenté leur plateforme électorale à mi-chemin de la campagne. La question de l’économie a été une question parmi tant d’autres qui a été abordée pendant le débat des chefs.»
On aurait pourtant pu penser que l’économie serait au premier plan des échanges ; l’an dernier, Terre-Neuve-et-Labrador a frôlé la faillite et la Banque du Canada est intervenue à la dernière minute en effectuant un prêt qui a permis à la province de payer ses employés et ses factures.
Les citoyens sortent également perdants de toute cette confusion, leur capacité de voter en étant affectée : la date limite pour demander un bulletin de vote était le 19 février, mais des lacunes dans le système d’appels et sur le site Web d’Élections TNL ont fait en sorte que plusieurs électeurs n’ont pas réussi à faire cette demande à temps. D’autres n’ont pu sortir de la maison pour poster leur bulletin parce qu’ils étaient en isolement en raison du virus.
Tout cela fait craindre le plus faible taux de participation de l’histoire de la province.
Une nouvelle école francophone pour Saint-Jean?
C’est dans ce contexte peu favorable aux débats d’idées que les francophones de la province tentent de se tailler une place dans l’attention des partis politiques. Le dossier prioritaire de la communauté est la construction d’une nouvelle école dans la capitale.
Déjà en 2017, la seule école francophone de Saint-Jean à l’époque, l’École des Grands-Vents, débordait. Construite pour accueillir 120 élèves, elle en comptait alors 180.
Le gouvernement libéral de Dwight Ball a décidé de déménager les élèves de la 7e à la 12e année dans un autre emplacement temporaire et a promis de construire une nouvelle école.
Survient alors la chute des prix du pétrole, qui plonge la province dans une forte crise financière. Le gouvernement change d’idée et étudie la possibilité de rénover l’École Rocher-du-Nord. Une solution qui devait être temporaire.
Cela ne fait évidemment pas l’affaire des porte-paroles des francophones, surtout que l’École des Grands-Vents déborde à nouveau d’élèves.
«Le gouvernement fait des choix», avance le directeur général de la Fédération des francophones de Terre-Neuve et du Labrador (FFTNL), Gaël Corbineau.
«Il fait des choix de construire des routes. Il fait des choix d’investir dans plein de choses et il continue, c’est normal. [Mais] il n’y a pas de raison que les francophones n’aient pas cette chance, d’autant plus que [l’éducation équivalente en français] est un droit constitutionnel qui a été rappelé par la Cour suprême l’an passé, au fait que des difficultés financières ne peuvent pas être un justificatif pour ne pas respecter ces droits.»
Le chef du Parti progressiste-conservateur, Ches Crosbie, s’est engagé pendant la campagne à respecter les engagements de l’ancien premier ministre Ball. Il n’a toutefois pas donné d’échéancier pour la construction de cette nouvelle école.
De leur côté, les libéraux se sont contentés de promettre de poursuivre les discussions avec le conseil scolaire francophone sur la question.
En ce qui concerne la campagne électorale en général, Gaël Corbineau estime que «ça va servir d’exemple au reste du pays et possiblement ailleurs. Surtout qu’on parle d’élections fédérales à venir. Ça pourrait faire réfléchir à deux fois avant de se lancer avant que le vaccin ne soit largement répandu.»
Avant le déclenchement des élections, les libéraux jouissaient depuis un an d’une forte avance dans la très grande majorité des sondages. Le seul coup de sonde effectué jusqu’ici pendant la campagne donne aux libéraux 19 points d’avance sur les progressistes-conservateurs.
La politologue Stéphanie Chouinard penche vers l’avantage au meneur précampagne : «J’ai l’impression que, malgré l’énorme cafouillage autour de l’élection, ça va quand même profiter au gouvernement en place.»
Selon elle, la grogne des Terre-Neuviens a surtout été dirigée vers le directeur des élections plutôt que vers le premier ministre, Andrew Furey.
La population terre-neuvienne devrait être fixée au cours de la semaine du 15 mars s’il n’y a pas d’autres changements.