Cette nouvelle approche de la BDC suscite toutes sortes de réactions chez les spécialistes.
Selon Mario Fortin, professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke, les consultations publiques en matière de politique monétaire sont plutôt inusitées. Il ajoute qu’il «ne sait pas trop ce que le processus de consultation va donner».
Nicolas Zorn, directeur général de l’Observatoire québécois des inégalités, doute que le public puisse réellement avoir une influence sur la politique monétaire établie par la Banque du Canada. Il souligne que celle-ci possède une grande expertise à ce sujet.
Angelo Melino, professeur au Département d’économie de l’Université de Toronto à Mississauga, pense que la Banque du Canada «tente d’impliquer le public parce que le ciblage de l’inflation ne fonctionne que si on a le soutien du gouvernement et de la population».
Il ajoute que s’il s’agit d’un exercice de relations publiques, il a tout de même une certaine importance : «Si les gens pensent que la Banque prend des décisions qui ne sont pas dans leur intérêt, ou qu’ils ne sont pas écoutés […] cela créée des difficultés, parce que [la Banque] n’obtient pas le support politique» nécessaire au bon fonctionnement du ciblage de l’inflation.
Ciblage de l’inflation : des gagnants et des perdants
Le cadre de la politique monétaire de la Banque du Canada est présentement axé sur le ciblage de l’inflation, qui vise à maintenir son niveau à 2 % annuellement. Pour ce faire, la Banque ajuste son taux directeur, soit le taux d’intérêt à court terme auquel les banques commerciales peuvent emprunter de la Banque du Canada.
Le mercredi 9 septembre, la BDC a annoncé qu’elle maintenait ce taux à 0,25 %; un taux historiquement bas, en vigueur depuis le 27 mars dernier.
L’inflation crée des gagnants et des perdants dans la société, souligne Mario Fortin. «S’il y a de l’inflation non prévue, tous ceux qui ont emprunté sont gagnants, parce qu’ils vont rembourser avec de l’argent qui a moins de pouvoir d’achat qu’avant. Tous ceux qui ont prêté sont perdants.»
De plus, les gens dont les revenus ne sont pas protégés contre l’inflation, comme les retraités, sont aussi perdants alors que, généralement, les travailleurs sont gagnants. Avec le temps, les salaires vont s’ajuster au niveau des prix des biens et services, ajoute-t-il.
Une hausse du taux directeur a pour effet d’augmenter, indirectement, les couts du crédit pour les ménages et les entreprises, donc de ralentir l’économie et de contrôler l’inflation. Une baisse du taux directeur a l’effet inverse : cela stimule l’économie, mais entraine l’inflation à la hausse. Le contrôle de l’inflation est donc en tension avec la croissance économique et le niveau d’emploi.
Des instruments «non traditionnels»
Dans l’allocution d’ouverture de l’atelier de la Banque du Canada sur le renouvèlement de la politique monétaire, le 26 aout dernier, la vice-gouverneure Carolyn A. Wilkins a évoqué un problème majeur de la politique monétaire dans le contexte actuel : «Les banques centrales sont susceptibles d’épuiser leur arsenal d’outils traditionnels advenant un ralentissement économique en contexte général de taux d’intérêt bas.»
Mario Fortin, de l’Université de Sherbrooke, explique l’importance de se doter de nouveaux outils pour assurer la santé économique du pays : «Quand on veut lutter contre le ralentissement économique, contre le chômage, on baisse les taux d’intérêt. Mais on ne peut pas vraiment les baisser au-dessous de zéro, donc on manque d’outils pour lutter contre une récession, si au point de départ on a déjà des taux d’intérêt très bas.»
Un premier instrument qui peut être mobilisé par les banques centrales, explique Angelo Melino, est le cadrage prospectif, où la banque s’engage à ne pas augmenter les taux d’intérêt pour une période donnée — ce qui façonne les attentes du public envers l’accès au crédit.
Un autre instrument «non traditionnel» est l’assouplissement quantitatif, soit l’achat de titres financiers par la BDC auprès d’autres banques, des entreprises et des gouvernements. Selon Mario Fortin, cette politique joue un peu le même rôle qu’abaisser les taux d’intérêt. «En achetant des actifs aux banques, on leur donne des liquidités, et on espère que les banques vont rendre le crédit plus facile.»
Essentiellement, explique Angelo Melino, «la Banque du Canada, à travers l’assouplissement quantitatif, peut abaisser les taux d’intérêt à un taux inférieur à celui qui aurait été fixé par le marché, de sorte qu’il devient moins cher pour les gens d’obtenir des hypothèques, d’acheter des maisons» et d’autres biens durables.
Dans le contexte de la crise économique provoquée par la COVID-19, souligne Mario Fortin, l’assouplissement quantitatif est important parce que le gouvernement emprunte de façon massive et que l’épargne disponible ne serait peut-être pas suffisante pour financer les dépenses gouvernementales. Donc, la Banque du Canada joue un rôle d’épargnant par rapport au gouvernement en achetant les obligations du gouvernement fédéral.
Ce mercredi 9 septembre, la BDC s’est engagée à poursuivre la politique d’assouplissement quantitatif mise en place au début de la crise et à se porter acquéreuse d’au moins 5 milliards $ d’obligations du gouvernement du Canada par semaine.
«Le seul risque de financer une partie de la dette à travers la banque centrale, selon Nicolas Zorn, c’est qu’il y ait de l’inflation. Et dans le contexte actuel de dépression économique, on n’est pas là du tout. Donc, c’est probablement un des moyens les moins douloureux pour réduire la dette et absorber les déficits, sans le faire au détriment de la croissance économique.»
La politique monétaire à l’assaut des inégalités de revenu
Dans son discours du 26 aout, Carolyn Wilkins a mentionné que le renouvèlement de la politique monétaire devrait prendre en compte ses effets sur la distribution du revenu et de la richesse.
Les outils de la politique monétaire ne sont pas des outils bien adaptés pour gérer des inégalités de revenus, précise Mario Fortin. «À mon avis, c’est plutôt le rôle des politiques sociales, par exemple en donnant l’accès à l’éducation, à des programmes de redistribution; donc à travers la politique budgétaire ou fiscale.»
Pour le professeur Melino, «la chose la plus importante que la Banque du Canada fait est d’affecter le taux d’emploi. Et ce qui entraine le plus d’inégalités, ce sont les pertes d’emploi dans les creux du cycle d’affaires. Donc, dans la mesure où la Banque peut aider à réduire le chômage et à garder le taux de chômage bas, c’est très important pour l’inégalité des revenus.»
Mais un effet inattendu des politiques monétaires qui mènent au plein emploi, selon Alain Paquet, professeur au département de sciences économiques de l’UQAM, est d’augmenter la valeur des titres boursiers : parce que les taux d’intérêt des instruments d’épargne traditionnels sont si bas, beaucoup d’investisseurs se replient sur les actions boursières, ce qui en augmente la valeur.
Un risque de ce type de politiques, souligne le professeur Paquet, est de créer une bulle spéculative — et on peut d’ailleurs observer un écart extrêmement élevé entre la valeur des titres boursiers et les revenus des entreprises, symptôme d’un marché boursier surévalué.
Les banques centrales devraient prendre cet enjeu au sérieux, selon Angelo Melino, car «les gens sont vraiment en colère lorsque les actions des banques centrales mènent à de plus hauts prix pour les actions et autres titres boursiers, et que les riches s’enrichissent sur la base des politiques des banques centrales».