En décembre dernier, le grand patron de l’Office national du film, Claude Joli-Cœur, annonçait l’abolition de trois postes dans la haute direction et le départ conséquent des trois titulaires : Michèle Bélanger, directrice du Programme français, sa contrepartie anglophone Michelle van Beusekom, directrice générale du Programme anglais, ainsi que Loc Dao, directeur du numérique et directeur de la Programmation et production, studios interactifs.
Une seule personne sera dorénavant à la tête des programmes français et anglais, soit celle qui assurera la direction générale Création et innovation, présentement vacante.
La fusion de la direction des programmes français et anglais en particulier suscite de nombreuses critiques.
Peur de perdre des acquis
«On a été choqués de ne pas avoir été consultés et de ne pas avoir été mis au courant de la décision», déplore Philippe Baylaucq, porte-parole de NFB/ONF Création, un groupe réunissant plus de 250 cinéastes francophones et anglophones du pays. «Elle est contraire à l’ADN de l’ONF. L’ONF est devenu ce qu’il est devenu précisément parce qu’il a réussi à trouver un équilibre entre les deux faits français et anglais.»
Après d’âpres batailles, l’ONF a instauré en 1964 une dualité linguistique avec la mise en place d’un programme français distinct. Auparavant, les cinéastes francophones et la production en français étaient intégrées dans une structure largement anglophone.
Plusieurs personnes interrogées pour cet article ont souligné cet acquis obtenu il y a 56 ans, un acquis qu’elles craignent maintenant de perdre.
«Nous, en tant que francophones, on ne sait pas ce qui va se passer», souligne la cinéaste acadienne Monique LeBlanc. «On n’a pas d’assurance que la production francophone ne sera pas affaiblie. On ne sait pas. Il n’y a pas de plan.»
Selon Monique LeBlanc, «personne ne voulait» de cette restructuration, «ni de l’intérieur [de l’ONF] ni de l’extérieur.»
C’est un tout autre son de cloche au sein du Front des réalisateurs indépendants du Canada (FRIC), qui regroupe des cinéastes francophones de l’extérieur du Québec. Le directeur général de l’organisme, Jean-François Dubé, y voit surtout un changement d’ordre organisationnel. «Face à la restructuration, il ne semble pas y avoir actuellement de possibles impacts négatifs pour les réalisateurs.»
Claude Joli-Cœur explique sa réforme
Dans une toute première entrevue accordée au sujet de sa réforme, le commissaire du gouvernement à la cinématographie et président de l’ONF, Claude Joli-Cœur, a indiqué à Francopresse que l’organisme vise à renforcer les programmes français et anglais, notamment en regroupant toute la production, en français et en anglais, et en décentralisant la prise de décisions. «Ce que j’ai voulu créer, c’est la force du groupe», dit-il.
Les productions au sein de l’ONF sont encadrées par des entités nommées «studios». Avant la réforme, les productions numériques anglaises et françaises étaient réunies dans une même unité, un même studio pancanadien. Même chose pour les productions institutionnelles et les productions spéciales.
Ces deux studios n’existent plus ; les productions francophones et anglophones qui en faisaient partie ont été intégrées dans les grands programmes français et anglais.
«On a regroupé les forces vives de l’organisation selon le champ linguistique», explique Claude Joli-Coeur. «C’est quelque chose qui répondait aux demandes autant envers la rationalisation et la cohérence que la création de pôles synergiques.»
Le pouvoir aux producteurs exécutifs
Autre volet important de la restructuration : le pouvoir de décision se déplace.
Avant la réforme, ce sont les directions des programmes français et anglais qui avaient le dernier mot sur le choix des projets. Ce pouvoir est maintenant attribué aux producteurs exécutifs présents dans les différentes régions du pays.
La production francophone à l’extérieur du Québec, qu’on appelle «Studio de la francophonie canadienne», est regroupée en deux entités administratives : une à Toronto, pour l’Ontario et l’Ouest, et l’autre à Moncton (Studio Acadie), pour les provinces de l’Atlantique.
Le producteur exécutif du Studio de la francophonie canadienne, Denis McCready, basé à Toronto, confirme qu’il peut maintenant approuver la plupart des projets francophones à l’extérieur du Québec. Désormais, jusqu’à hauteur d’un certain montant, c’est le producteur exécutif qui décide et qui en informe la direction.
Claude Joli-Cœur précise jusqu’où ira ce pouvoir de décision : «Le seul droit de véto auquel je m’attendrais, c’est si quelqu’un arrive avec un projet qui n’a aucun sens. Ou encore que le producteur aurait complètement manqué qu’un de ses collègues fait le même projet. Ça va se limiter à ce genre d’interventions là.»
Cette direction unique, qui chapeautera les programmes français et anglais, n’est toujours pas en place ; le processus de recrutement suit son cours depuis décembre.
Claude Joli-Cœur précise que cette nouvelle direction des programmes exercera un leadeurship plus collectif en raison de la décentralisation des pouvoirs. «Je le compare souvent au rôle d’un chef d’orchestre. On a des musiciens très talentueux qui ont besoin d’une direction, d’un chef pour les grandes orientations, pour des vues plus globales, mais qui va beaucoup se fier à l’expertise et au sens du terrain de chacun de ses producteurs exécutifs.»
«Il y a une culture ou l’autre qui va payer le prix»
Plusieurs personnes à qui nous avons parlé, dont certaines n’ont pas voulu être identifiées, n’y croient tout simplement pas. On doute énormément qu’une seule personne puisse connaitre suffisamment les deux espaces français et anglais pour articuler une vision.
Philippe Baylaucq, de ONF-NFB Création, compare ce poste à une licorne. «Cette personne-là qui connait et qui incarne les deux réalités, les deux solitudes, les deux cultures : elle n’existe pas. Donc il y a une culture ou l’autre qui va payer le prix de cette décision-là. C’est quelque chose qui, à moyen terme, va fragiliser le fait français au sein de l’institution.»
Un sentiment partagé par Maryse Chapdelaine, ancienne productrice au Studio Acadie de l’ONF à Moncton et maintenant productrice chez Ça Tourne Productions, basée à Caraquet, au Nouveau-Brunswick. «Un directeur de programmation pour deux entités qui sont séparées depuis très longtemps, qui ont des intérêts, des façons d’être différentes, on est extrêmement sceptiques.»
Maryse Chapdelaine considère que l’ONF est en période de crise grave. «Mais là, le problème, c’est que le commissaire trouve des solutions économiques au lieu de prendre des solutions qui sont en rapport avec le contenu.»
D’autres, comme Jean-François Dubé du FRIC, veulent donner la chance au coureur. «Il faut que cette personne-là ait une bonne connaissance des deux milieux. Ça peut fonctionner. Tout dépend de la personne qui va être mise en place. Puis il va aussi y avoir des comités de consultation avec tous les producteurs des différents studios.»
Depuis décembre, ces producteurs exécutifs se rencontrent beaucoup plus souvent à l’intérieur de leur propre programme, à l’échelle du pays et avec la direction. Le producteur exécutif Denis McCready y voit un changement structurel important. «Ça change complètement notre manière de travailler, ce qui fait qu’on peut travailler et réfléchir conjointement avec nos collègues des programmes français et anglais.»
Claude Joli-Cœur est convaincu du bienfondé de sa réforme. «Ce à quoi je vais m’attendre du [futur] directeur général Création et innovation, c’est quelqu’un qui va pousser tout le monde à aller plus loin, c’est quelqu’un qui va être inspirant, qui va amener chacun à se dépasser dans son rôle. Les deux directrices qui sont parties, elles étaient très talentueuses, mais elles avaient un rôle beaucoup plus de décideurs. Maintenant, le rôle de décideurs est descendu d’un étage, il est vraiment dans les mains des producteurs exécutifs.»