Quoiqu’éminemment humble, Alain Saulnier est une sommité dans le monde journalistique. Il n’est pas une personnalité publique connue. Il n’a d’ailleurs jamais recherché les lumières des galas, encore moins celles de la ville de Lachute qui l’a vu grandir. Rencontre avec le journaliste, le réalisateur d’émissions d’information, l’auteur, mais surtout l’homme d’ici qui a 26 ans derrière la cravate à Radio-Canada, dont six à titre de directeur général de l’information francophone, responsable éditorial pancanadien qui a géré plus de 645 employés et qui mène aujourd’hui une croisade contre les géants numériques de ce monde.
Les GAFAM -Google, Apple, Facebook, Amazone et Microsoft-, c’est l’acronyme de ceux qu’il présente comme les barbares numériques, ceux qui subtilement entrent par les ondes dans les maisons de toutes les bonnes familles, souvent, sans payer leur dû aux gouvernements de chacun des pays qui les laissent entrer. M. Saulnier prône qu’il est plus que temps d’éveiller les consciences, 22 ans après que le CRTC se soit défilé de ses responsabilités face à Internet. Nous sommes tous de plus en plus dépendants à plusieurs égards de ces plateformes numériques, mais il n’en demeure pas moins que nous devrions prendre connaissance des dangers. «Dans mon livre, je présente ça comme le Farwest! Il n’y a aucune loi qui encadre ces géants. Tout le monde pouvait faire n’importe quoi, s’exclame celui qui pourrait vous entretenir des heures sur les effets de notre négligence. Ça a eu des conséquences sur notre économie, notre démocratie, la culture et la langue française.»
Suite aux pressions de plusieurs coalitions et du milieu culturel, il attend avec impatience le projet de loi C-12 du député Pablo Rodriguez, qui envisage de faire enfin payer ces magnats de la finance, les gros investisseurs de ces sociétés qui s’enrichissent à fond la caisse, encore davantage avec la pandémie. Et le travail ne ferait que commencer.
La petite école
Avant de fouler les corridors du Collège Jean-de-Brébeuf adolescent comme pensionnaire, Alain Saulnier, quatrième garçon d’une série de six du seul pharmacien de la rue principale à Lachute, était sur les bancs d’école de Mgr Lacourse. Il a pour souvenirs de côtoyer le père et les frères Lowe sur les patinoires des patelins environnants, mais surtout il garde quelques cicatrices des parties de hockey avec ses frères, sur la patinoire que son père Donat entretenait avec soin derrière la plus grande maison familiale, leur deuxième située près du terrain de golf.
Décédé prématurément d’Alzheimer, son père aurait été pour Lachute un grand leader et un champion des joutes linguistiques à table. Il s’intéressait au développement de sa ville d’adoption, région pour laquelle le nouveau retraité voue un profond attachement. Outre ces souvenirs, le respect des autres et l’humilité sont, selon lui, ses plus grands legs familiaux. «Nous avons été des enfants très aimés avec des parents très aimants, qui nous ont encouragés tout le temps», se souvient celui qui parle aussi avec admiration de ses frères.
Après un bac et une maîtrise en sciences politiques de l’Université d’Ottawa, Alain Saulnier a débuté sa carrière journalistique en 1982 pour devenir un réalisateur imminent d’émissions d’information telles Le Point, Enjeux, Planète Terre et Enquête, cette émission qu’il a créée et qui aura permis de lever le voile sur les scandales dans l’industrie de la construction. Il a été président de la Fédération des journalistes du Québec et a rédigé le premier guide de déontologie de la profession journalistique. En 2014, il a écrit son premier livre, Ici était Radio-Canada, au chevet de sa mère, alors qu’il avait été «tassé» du milieu qu’il a servi durant plus de 28 ans deux ans plus tôt. Il sonnait l’alarme pour la première fois.
Bien qu’il sache aussi prendre plaisir à la vie, bien campé sur son terrain de jeu, une terre de 152 acres achetée avec deux de ses frères à Lachute, pour lui, livrer cette dernière bataille contre les GAFAM est primordial. De nature optimiste, il croit au potentiel de l’éducation et se réjouit du succès du livre qu’il a pondu en moins de 6 mois et qui offre plusieurs solutions. «J’ai voulu écrire ce livre pour des gens qui ne connaissent pas ce milieu. J’ai un style d’écriture, je pense, qui est accessible, qui n’est pas destiné exclusivement aux intellectuels et aux universitaires.»
Tout en y présentant l’histoire de l’ère numérique, il s’inquiète surtout de la désinformation qui sévit actuellement. «Facebook a favorisé la désinformation comme jamais il n’y en a eu dans l’histoire. Avant, la désinformation, c’était des discussions de taverne, de restaurant. Mais la désinformation a une puissance inégalée et ça peut manipuler des gens, comme on l’a vu dans les manifestations à Ottawa voilà 3 semaines, avance-t-il. L’information, c’est plus important que jamais!» Le 26 janvier dernier, une enquête NETtendances de l’Université Laval a démontré que la popularité des services payants de visionnement en ligne a dépassé celle des télévisions généralistes traditionnelles. «On n’est pas conscient à quel point on est en train de minoriser la culture et la langue française depuis l’arrivée des géants numériques. Nous ne sommes plus de taille d’où l’obligation de réguler et d’encadrer!» Autant mettre un frein sur l’américanisation de la jeunesse par les Netflix de ce monde que la protection des droits d’auteur de nos artistes doit faire partie des priorités de nos gouvernements.
C’est avec un soupçon d’amertume, mais beaucoup de tendresse dans la voix qu’il accepte que sa fille musicienne compose dans la langue de Shakespeare. «Compose donc une petite en chanson en français pour ton père!», quémande-t-il. Le plus vaillant des défenseurs de l’importance du français ne peut remporter toutes les batailles. «Ça démontre la puissance de la domination, soutient-il. Ça va prendre beaucoup d’énergie pour protéger cette société distincte!»