Dehors, des vents soufflaient à écorner les bœufs. Suzie Arioli venait d’entonner la chanson de Boris Vian, Je bois : «Je bois, systématiquement, pour oublier tous mes emmerdements!» Soudain, crac! La lumière s’éteint. Murmure dans la foule. Mais, ô miracle, la chanson continue : «Je bois la pire des vinasses, c’est dégueulasse, mais ça fait passer le temps.»
Pourtant, il n’y a plus de jus. Le micro de la chanteuse, ceux du piano et de la contrebasse de même que l’amplificateur de la guitare sont morts, réduits à l’état de bout de ferraille inutile. Pourtant ni Suzie ni ses musiciens n’ont sourcillé; sans se démonter, ils ont continué de jouer sans perdre une seule mesure, comme si la panne avait été répétée, ce qui leur a valu les applaudissements nourris d’un public enthousiaste. Cet incident en dit long sur le professionnalisme et l’expérience de cette chanteuse de jazz montréalaise, lauréate en 2006 du prix Oscar Peterson du Festival international de jazz de Montréal.
Suzie Arioli a commencé sa carrière dans les années quatre-vingt en compagnie du guitariste Jordan Officer avec qui elle a fondé le Suzie Arioli Swing Band. À cette époque, elle performe dans des petites boîtes que fréquentent les mordus du jazz jusqu’en 1998 où les organisateurs du Festival de Jazz lui proposent de faire la première partie du spectacle – excusez du peu – de Ray Charles. La voilà lancée.
Depuis, elle a enregistré une dizaine de disques dont un de musiques de Noël qui lui a valu un disque d’or pour ses 40 000 copies vendues. Puisant dans le répertoire des années trente et quarante en plus de chanter ses propres compositions, le style de Suzie Arioli alterne le swing et la ballade intimiste avec parfois des incursions du côté du country. «Je suis à la fois crooner et shouter», avance la chanteuse pour décrire sa manière. C’est dire qu’elle peut tout aussi bien sussurer dans le micro à la manière de Bing Crosby que donner de la voix comme Tony Bennet. Fait à noter, elle marque elle-même le rythme à la caisse claire (snare drum) dont elle joue avec des balais. «Bien sûr, c’est pour donner le tempo, dit-elle, mais aussi pour avoir le sentiment d’être moi aussi une musicienne à part entière, de faire partie de la gang.»
C’est important pour elle de créer ce sentiment d’appartenance, de briser la dichotomie chanteuse/musicien, «dans un des milieux le plus sexistes que je connaisse». Le jazz est un boy’s club et les femmes qui s’y taillent une place ont réussi au prix d’immense efforts. En veine de confidence, Suzie ajoute que le jazz lui-même est le parent pauvre de la scène musicale. Même le Festival du jazz de Montréal s’est éloigné de sa mission première faisant une place de plus en plus grande à la musique du monde. Elle n’est pas tendre non plus à l’égard des radios qui n’accordent au jazz que la portion congrue. Quant aux compagnies de disques, elle les tient pour des abuseurs qui exploitent les artistes et les laissent tomber cavalièrement lorsqu’ils rapportent moins.
En dépit de ces constatations, Suzie Arioli aime ce qu’elle fait et elle le fait bien. Elle ne se livre pas aux acrobaties vocales si chères aux américains qui applaudissent la moindre appogiature ou la première note élevée; elle n’a pas non plus recours au scat, ces improvisations d’onomatopées qui ont fait la gloire de la grande Ella Fitzgerald. Si elle laisse à ses musiciens le loisir d’improviser durant les chansons, elle-même s’en tient au texte en usant d’ornements discrets mais efficaces.
Et la pandémie? Suzie devient sombre. Le confinement l’a frappée de plein fouet. La plupart de ses concerts ont été annulé, si bien qu’elle a dû puiser dans ses réserves pour survivre. Mais l’accueil qu’elle a reçu à l’espace Saint-Gilles lui a fait chaud au cœur et est porteur d’espoir pour la suite du monde. Le public y a eu droit à une prestation exceptionnelle. Le concert s’est poursuivi au-delà et en dépit de la panne, sous la lumière de quelques portables assistés de lampes de poche. L’auditoire a bien compris qu’il avait affaire à quelqu’un d’une compétence exceptionnelle et c’est debout par trois fois que l’artiste et ses braves musiciens ont été applaudis.
Tout le monde aurait compris qu’elle mette fin au récital pour cause de technologie foireuse. Mais Suzie Arioli a démontré non seulement que l’acoustique de l’espace Saint-Gilles est exceptionnelle mais aussi qu’elle-même possède des nerfs d’acier et un cœur généreux. En rappel et en guise de cadeau de Noël, elle nous a quitté avec l’Ave Maria de Schubert, en invitant le public à chanter avec elle.