L’état des finances publiques fédérales n’alarme pas les experts

L’état des finances publiques fédérales n’alarme pas les experts

«On ne devrait pas s’inquiéter outre mesure des déficits malgré leur montant important», croit Trevor Tombe, professeur au Département d’économie de l’Université de Calgary.

«On savait que ceux-ci seraient importants, et du reste, les dépenses étaient nécessaires pour soutenir les personnes et les entreprises affectées par la crise de la COVID-19», ajoute-t-il.

«On devrait plutôt regarder le niveau de la dette par rapport à notre capacité de payer, donc la dette relative au revenu total du Canada, au PIB. Le ratio de la dette par rapport au PIB est une bonne mesure de ce fardeau, et il va chuter après cette année. [Selon les prévisions du gouvernement] il atteindra un pic de 51% en 2021 et puis déclinera graduellement par après. Ça veut dire que la dette fédérale est soutenable», explique Trevor Tombe.

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Selon la professeure Geneviève Tellier, de l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, «la plupart des experts-économistes disent qu’on a une marge de manœuvre, les taux d’intérêt sont très bas et ça ne nous coute pas cher d’emprunter. Les documents budgétaires démontrent d’ailleurs que le Canada demeure le pays du G7 le moins endetté».

En 2025-2026, rappelle le fiscaliste Luc Godbout, de l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke, le budget ne prévoit qu’un déficit de 30 milliards$ – environ ce que le gouvernement libéral envisageait pour l’année 2019 avant la pandémie.

«Donc [en 2025], on est grosso modo revenus au niveau de déficit que les libéraux jugent acceptable», souligne Luc Godbout.

Il n’y a pas de quoi s’alarmer, pense le fiscaliste, mais il faut prendre acte du fait que la dette augmente : «Même si les taux d’intérêt sur la dette sont bas, on s’aperçoit que pour chaque dollar en revenu budgétaire que nous avons, cette année on consacre six sous pour payer les intérêts sur la dette. Dans cinq ans, on va être rendus à neuf sous. Ce n’est pas énorme, mais ça montre que si la dette s’alourdit, les intérêts à payer vont prendre une place plus importante dans nos revenus», ajoute-t-il.

Trevor Tombe temporise quelque peu: dans les années 1990, le gouvernement fédéral dépensait plus du tiers du budget fédéral pour payer les intérêts sur la dette –quoiqu’à l’époque, les taux d’intérêt étaient substantiellement plus élevés.

«Aujourd’hui, si on regarde jusqu’à la fin de l’horizon des prédictions, en 2025, on en dépensera moins de 10 %, ce qui est bas, historiquement. Le fardeau de cette dette publique est donc beaucoup plus léger qu’à la plupart des autres périodes de l’histoire canadienne.»

Des risques à long terme?

Le fait que le gouvernement ait substantiellement augmenté la proportion des obligations du Canada qui arrivent à échéance dans plus de 10 ans constitue une protection additionnelle d’après Luc Godbout, parce que cela permet au gouvernement de profiter de taux d’intérêt historiquement bas.

Alors qu’avant la pandémie, seulement 15% des obligations émises par le Canada arrivaient à maturité en 10 ans ou plus, aujourd’hui c’est le cas 42% d’entre elles, expliquait la ministre des Finances, Chrystia Freeland, en conférence de presse le 19 avril.

«À court terme, ça nous protège. Par contre à long terme, pour une génération future, quand toutes ces obligations-là devront être renouvelées, à quel taux le seront-elles et quels seront les impacts à ce moment-là?» questionne Luc Godbout.

Une inquiétude que partage Geneviève Tellier : «La question, c’est qu’est-ce qui va arriver dans 10 ans? On est pas mal sûr que dans cinq ans, les taux d’intérêt n’augmenteront pas rapidement, parce qu’on va essayer de les garder bas. Mais dans dix ans, il y a plein de choses qui peuvent arriver, et c’est là qu’il y a de l’incertitude.»

Un budget électoral

Geneviève Tellier, de l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, constate une saveur électorale particulièrement prononcée dans le budget fédéral de 2021: «Je vais citer une collègue, qui a dit ça hier : “Tout gouvernement minoritaire présente un budget électoral.” Mais celui-là est très électoral, il y en a pour tout le monde! Nommez un sujet, et il va être dans le budget. Il y a plus de 270 mesures, de nouvelles annonces. Il y en a pour tout le monde : les personnes à la retraite, les jeunes, les étudiants».

Le gouvernement tente d’aider les Canadiens dans un contexte économique plutôt difficile, observe la politologue. «Mais en même temps, c’est du clientélisme parce qu’on ratisse très large et on va jouer dans les platebandes de tous les autres partis. Donc on essaie d’aller chercher des appuis avec ce budget-là.»

101,4 milliards$ pour la relance

«À chaque récession, rappelle l’économiste Trevor Tombe, le gouvernement procure du soutien fiscal pour faciliter la relance. Habituellement, ça prend la forme de dépenses en infrastructures […] Donc c’est entièrement naturel qu’il y ait des mesures qui facilitent la relance, que ce soit les programmes prévus ici comme l’énergie propre et la séquestration du carbone ou le financement des services de garde.»

Dans les perspectives budgétaires du 31 mars, le directeur parlementaire du budget mettait en doute la nécessité d’avoir un plan de relance de cette ampleur, considérant que l’économie semble reprendre plus rapidement que prévu.

Même si les circonstances actuelles justifient l’ampleur de l’intervention, la professeure Geneviève Tellier se demande si le gouvernement n’en fait pas trop. «On va injecter 101 milliards$ dans l’économie. Est-ce que l’économie est prête à absorber ces programmes? Est-ce qu’on a assez de travailleurs, est-ce qu’on a assez d’entreprises, de ressources pour le faire?»

Le fiscaliste Luc Godbout, de l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke, souligne que plusieurs économistes avaient remis en question l’ampleur du plan de relance, notant qu’on ne pouvait prévoir la vigueur de la reprise, mais que la ministre Freeland avait indiqué préférer faire l’erreur d’en faire trop que pas assez.

C’est une leçon apprise de la crise financière de 2008-2009, rappelle-t-il, où la plupart des pays ont arrêté leurs mesures de soutien fiscal avant que la reprise ne se réalise pleinement.

«On a quand même l’impression que la reprise va se faire rapidement, parce que l’économie allait assez bien avant la pandémie. Donc le gouvernement a assuré un pont, en attendant que la pandémie soit passée, mais ça se peut que l’économie retombe sur ses deux pieds facilement, donc, dans ce cas-là, ça se peut qu’il y en ait trop», constate Luc Godbout.

Selon certains économistes, l’un des risques d’un plan de dépense excessif —surtout évoqué dans le cas américain — serait l’apparition de pressions inflationnistes dans l’économie. Un risque que même le Fonds monétaire international (FMI) juge peu crédible.

Pour Geneviève Tellier, ce sont les investissements en infrastructures qui pourraient entrainer une surchauffe du secteur : «On dit qu’on va augmenter la construction de logements sociaux, mais en même temps, est-ce que ça ne va pas nous couter plus cher parce qu’il y a de l’inflation, parce qu’il y a une pénurie dans la construction, etc.?»

Investir dans les infrastructures peut être bénéfique pour la future croissance économique, mais «est-ce qu’il fallait le dépenser cette année plutôt que dans trois ans, par exemple?» questionne la politologue de l’Université d’Ottawa. 

Des services de garde à 10$ à travers le Canada

Le gouvernement prévoit investir environ 30 milliards$ sur cinq ans pour établir à travers le Canada des places subventionnées en services de garde pour les jeunes enfants, une initiative qui se veut permanente.

«Ça fait longtemps qu’on en parle, rappelle Luc Godbout. Ça a des effets sur la croissance économique, sur la participation au marché du travail, et ça rend les mères plus autonomes. Le Québec a servi pendant plus de 20 ans de projet pilote, et là on a décidé de l’étendre au reste du Canada.»

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Le cas du Québec a permis aux chercheurs de tirer des conclusions solides sur les bénéfices économiques des services de garde pour jeunes enfants, soutient Trevor Tombe.

«Les recherches démontrent clairement que ça a un effet et que ça augmente la participation sur le marché du travail, particulièrement des femmes avec de jeunes enfants. C’est un des facteurs qui expliquent que le Québec a un taux de participation beaucoup plus élevé des femmes au marché du travail que beaucoup d’autres régions», selon l’économiste.

Geneviève Tellier note pour sa part que «jusqu’à la pandémie, ce n’était pas clair si les gens voulaient un tel service parce que ça coutait très cher [au gouvernement]. Mais avec la pandémie, on s’est rendu compte que même si ça coute cher, les bénéfices surpassent les frais. C’est-à-dire que ça aide à concilier tout l’enjeu travail-famille, et ça aide les femmes sur le marché du travail aussi».

Pour Trevor Tombe, la grande question demeure la volonté des provinces de participer à ce genre de programme, puisque selon le plan d’Ottawa, elles devront en assumer la moitié des couts.

«La plus grande question ouverte, pour moi, c’est l’Alberta et Terre-Neuve. Ces deux provinces font face à d’importants défis fiscaux, et pour l’Alberta, sa part du programme monterait à 3,5 milliards$. Je ne sais pas si le gouvernement provincial voudra y penser», craint Trevor Tombe.

Et il reste à déterminer comment le Québec, qui dispose de son propre programme, sera compensé, ajoute l’économiste.

Une position que partage Luc Godbout : «On a beau mettre 30 milliards$, le fédéral ne va payer que la moitié des dépenses. Donc ça peut plaire au Québec, ça va plaire à l’Ontario, ça va sans doute plaire à la Colombie-Britannique, mais en Alberta, qui fait déjà l’objet de déficits, ils vont peut-être se dire “nous, on ne veut pas le mettre en place”.»

«L’enjeu, renchérit Geneviève Tellier, ça va être pour le fédéral de convaincre les provinces, car le gouvernement provincial doit en financer une partie. Mais si les provinces ne le font pas, je pense qu’ils vont être en décalage avec ce que leur propre population veut.»

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