Les dernières semaines de janvier 2021 auront apporté leur lot de mauvaises nouvelles au secteur de l’éducation postsecondaire de langue française en Ontario. Tout d’abord, on a appris que l’Université de l’Ontario français (UOF) n’a pas réussi à attirer plus d’une poignée d’étudiants potentiels en vue de sa première rentrée en septembre, une situation préoccupante pour un établissement qui a failli ne pas voir le jour.
Puis il y a eu la demande de protection contre les créanciers déposée par l’Université Laurentienne (UL) ainsi que la disparition des fonds de recherche de son corps professoral. Les professeurs francophones de cet établissement bilingue, qui se retrouvent régulièrement avec des classes plus petites, ont exprimé leurs inquiétudes quant à l’avenir de leurs programmes à la suite de ce qui sera sans doute un processus de restructuration douloureux.
Constatant l’état de la situation, certains membres de la communauté franco-ontarienne à la mémoire longue ont vu dans cette crise le prétexte idéal pour repenser ces deux établissements (et plus encore) et pour revenir sur les revendications historiques de leurs concitoyens en faveur d’un réseau postsecondaire de langue française à l’échelle de la communauté et de la province.
Quelles étaient donc ces revendications, et comment la crise actuelle pourrait-elle être un tremplin vers leur réalisation? Ces questions serviront de fil conducteur au présent mémoire.
L’université franco-ontarienne : plus qu’une simple école
Mais avant de nous plonger dans l’histoire de ce débat, il est essentiel de comprendre pourquoi la communauté franco-ontarienne souhaite avoir sa propre université. Il est facile de simplement percevoir une université comme un lieu où la main-d’œuvre de demain acquiert des compétences techniques et une formation afin de répondre aux besoins du marché du travail.
Or, je suggère que l’utilité d’une université serait bien plus importante que la délivrance de diplômes et que, comme le dit Michel Freitag, son mandat ne serait pas seulement technique, mais aussi civilisationnel.
Une université, c’est un lieu où une communauté crée un espace qui favorise la pensée critique et la réflexion sur son propre destin, participant ainsi à sa perpétuation à travers le temps. Pour une communauté minoritaire comme celle de l’Ontario français, cela ne peut pas se faire dans un établissement bilingue, comme on a pu le constater depuis les années 1960.
Non seulement l’évolution des établissements bilingues reflèterait-elle les forces démographiques et socioculturelles de l’Ontario, où les francophones sont de plus en plus marginalisés à mesure que la croissance de la population anglophone dépasse la leur, mais leurs administrateurs seraient généralement mal équipés, pour ne pas dire inconscients des réalités de la communauté francophone, pour pouvoir répondre à ses besoins.
Dans un tel contexte, le français deviendrait une langue d’accommodement et non pas une langue qui permet à une communauté de rêver, de penser et de se projeter dans le monde, pour reprendre les mots de Serge Miville.
Le développement de l’éducation postsecondaire en français
par l’intermédiaire des institutions bilingues en Ontario
Il faut dire que le modèle institutionnel postsecondaire bilingue qui a émergé en Ontario depuis les années 1960 est une anomalie au Canada. Alors que des universités bilingues publiques comme l’Université de Sudbury (US) et l’Université d’Ottawa (UO) ont été créées à partir des collèges classiques de l’Ontario, d’autres provinces ont suivi un parcours différent en accordant à leurs communautés francophones leurs propres établissements.
L’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick, est née de la fusion de trois collèges catholiques en 1963, tandis que le Campus Saint-Jean (CSJ) de l’Université de l’Alberta à Edmonton, qui appartenait autrefois aux Oblats, s’est vu accorder le statut d’université publique par la province en 1977.
Bien qu’il ne soit pas lieu d’expliquer en ces pages pourquoi le clergé aurait choisi le bilinguisme en Ontario, l’historiographie démontre que la communauté franco-ontarienne aura très tôt pris conscience des limites du bilinguisme institutionnel en éducation.
Les années 1960 et 1970 seront marquées par des luttes entre les parents et les conseils scolaires locaux pour la création d’écoles de langue française, notamment à Penetanguishene et à Sturgeon Falls.
En 1969, le Comité Saint-Denis sur la culture franco-ontarienne reprochera aux universités bilingues de ne pas protéger leurs étudiants francophones contre la marginalisation et de ne pas leur offrir la même variété de programmes10. Cependant, il n’exigera pas la création d’une université de langue française homogène.
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Un réveil collectif : premières revendications pour une université de langue française
Ces revendications seront exprimées pour la première fois lors du congrès de 1969 de l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO), lors duquel on demandera que l’UO devienne francophone.
À Sudbury, le colloque Franco-Parole de 1973 jouera un rôle clé dans la prise de conscience du statut des francophones au sein de l’UL, un établissement où, selon Fernand Dorais, ils «ne se sentent pas chez eux».
En 1979, l’organisme Direction-Jeunesse exigera la création d’un collège communautaire francophone à plusieurs campus et d’une université de langue française. Malgré les bouleversements sociaux, peu de changements institutionnels seront apportés.
Les années 1980 seront marquées par une certaine agitation dans les établissements bilingues, alors qu’on reconnaitra progressivement le problème que représente le manque de programmes en français.
En 1985, une édition spéciale de la Revue du Nouvel-Ontario sera entièrement consacrée à la question des universités de langue française. Selon le directeur de la revue, le modèle d’institution bilingue serait arrivé à une «impasse». Cette publication marquera un tournant dans la réflexion collective franco-ontarienne sur ce dossier.
De plus, en Ontario, le système d’éducation de langue française de la maternelle à la 12e année était maintenant devenu autonome, ouvrant ainsi la voie au prolongement de ce modèle au postsecondaire. On citera également les trois universités de langue anglaise au Québec pour illustrer le fait qu’une université de langue française en Ontario n’est pas une chimère.
En 1989, l’ACFO approchera les Jésuites pour leur demander, en vain, de céder la charte de l’US afin de créer une université de langue française. En 1991, l’ACFO organisera le colloque Franco-Parole II pour discuter de l’autonomie universitaire, qu’elle présentera comme «une stratégie de rattrapage pour pallier les taux supérieurs d’analphabétisme et de décrochage scolaire chez les francophones et pour participer pleinement à la vie culturelle, sociale, politique et économique» de la province.
La création d’un collège universitaire français à l’Université Laurentienne sera proposée comme première étape vers la réalisation d’une université de langue française à part entière, mais cette proposition restera lettre morte.
Des inquiétudes et des débats renouvelés : la création du RÉFO
et les pressions à Queen’s Park visant la création de l’UOF
À la fin des années 2000, constatant l’écart grandissant entre francophones et anglophones au sein de la population estudiantine et la disparition généralisée de la vie sociale en français sur les campus bilingues, plusieurs étudiants francophones décideront d’unir leurs forces pour fonder le Regroupement étudiant franco-ontarien (RÉFO) en 2009.
Le mandat du RÉFO sera de s’assurer que les membres de la population franco-ontarienne puissent «[étudier] en français dans le programme et la région de leur choix, dans un contexte où elles et ils gèrent les leviers de leur éducation».
Le RÉFO verra une occasion en or lors de la publication en 2012 d’un rapport du Commissariat aux services en français de l’Ontario sur l’éducation postsecondaire. Ce rapport démontrera que la population francophone du Centre-Sud-Ouest de la province connait la plus forte croissance dans tout l’Ontario, mais qu’elle n’a pas accès à la grande majorité des programmes universitaires.
De plus, en raison des couts, les francophones de cette région seraient beaucoup plus susceptibles de s’inscrire à des programmes de langue anglaise près de chez eux que de fréquenter un établissement de langue française ailleurs en province. Le RÉFO organisera une consultation à l’échelle de la province, soit les États généraux du postsecondaire en Ontario français en 2013, ainsi qu’un Sommet en 2014.
Il en découlera un rapport copublié avec l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) et la Fédération de la jeunesse franco-ontarienne (FESFO) en février 2015, demandant au gouvernement de créer une université de langue française avec des campus dans les régions francophones de la province, en commençant par Toronto où la demande était la plus pressante.
La députée néodémocrate de Nickel Belt, France Gélinas, utilisera ce rapport comme point de départ pour le projet de loi privé intitulé Loi constituant l’Université de l’Ontario français, qu’elle déposera à Queen’s Park en mai de la même année. Bien que ce projet de loi soit mort au feuilleton, il aura contribué à exercer des pressions sur le gouvernement à partir de l’arène partisane.
À l’automne 2016, le gouvernement ontarien mandatera l’ancienne commissaire aux langues officielles, Dyane Adam, pour mener une enquête sur le besoin et la demande potentielle d’un établissement postsecondaire de langue française.
Près d’un an plus tard, le rapport Adam recommandera la création d’une institution qui serait gérée «par et pour» la communauté franco-ontarienne. Un «carrefour» serait créé à Toronto en collaboration avec d’autres organismes communautaires, mais la création d’un «réseau universitaire de langue française par le biais d’affiliations académiques à [cette nouvelle université] qui rayonnerait dans [les autres régions] de la province» serait considérée comme une étape future.
Les Universités de Hearst et de Sudbury ainsi que l’Université Saint-Paul seraient considérées comme des partenaires de premier plan dans ce réseau. Le gouvernement donnera son feu vert au projet en décembre 2017, annulera son financement en novembre de l’année suivante pour enfin le remettre sur les rails en aout 2019.
Il est difficile de savoir exactement pourquoi l’UOF aura eu si peu de succès lors de son premier recrutement d’étudiants. Certes, la pandémie de la COVID-19 a créé une situation très incertaine et le gouvernement a mis du temps à approuver les quatre programmes de l’UOF, l’empêchant de commencer le recrutement avant la mi-octobre.
Puis il y aurait la question des programmes : Études des cultures numériques, Études de l’économie et l’innovation sociale, Études des environnements urbains et Études de la pluralité humaine.
Comme le gouvernement aurait exigé que l’UOF évite la duplication des programmes existants dans d’autres institutions, celle-ci a dû faire preuve de créativité. Mais la plupart des étudiants auraient peut-être estimé qu’il serait trop risqué de s’inscrire à des programmes portant des noms que les futurs employeurs ne reconnaissent pas, dans une institution toute neuve et sans réputation et, de surcroit, en pleine pandémie.
Les ennuis de l’UOF, les malheurs de la Laurentienne
et la surprise de Sudbury : sur une nouvelle voie
Voilà qui nous amène à la situation d’aujourd’hui. Au moment où nous écrivons ces lignes, l’US vient de surprendre toute la communauté en annonçant son intention de devenir un établissement francophone à part entière, géré «par, pour et avec» la communauté francophone et de rapatrier les programmes actuellement offerts en français à l’UL.
Des négociations fructueuses entre ces deux établissements pourraient ouvrir la porte à un réseau pan ontarien d’établissements francophones qui offriraient une vaste gamme de programmes grâce aux affinités existantes et aux nouvelles technologies ; cela permettrait aux étudiants d’utiliser les installations existantes dans chaque région tout en s’inscrivant à des cours sur tous les campus.
L’US pourrait offrir une partie importante des programmes « standards», y compris certains diplômes très convoités dans les domaines de la gestion, de l’éducation et de la santé dans le sud de la province, et bénéficier d’une inscription plus importante en provenance d’une nouvelle population en croissance rapide.
Je proposerais que l’Université de Hearst participe également à ce réseau ; bien que sa population étudiante soit peu nombreuse, cet établissement possède depuis longtemps une expertise en formation à distance, ce qui profiterait à l’ensemble du réseau.
Cette proposition repose sur un certain nombre d’hypothèses : premièrement, que ces établissements croiront que le jeu en vaut la chandelle et, deuxièmement, que le gouvernement provincial approuvera cet arrangement.
Dans le cas de l’UOF, le financement est assuré par le gouvernement fédéral jusqu’en 2023, de sorte que Queen’s Park serait peut-être prêt à prendre plus de risques. Cependant, du point de vue du gouvernement, la résolution de la restructuration de l’UL est une tout autre histoire et il faudra le convaincre que le transfert de ces programmes à l’US est une option viable.
Cette solution potentielle omet également une région importante dans cette affaire : l’est de l’Ontario. Comme nous l’aura démontré l’histoire, Ottawa a été de loin la plus récalcitrante à la création d’un nouvel établissement francophone. Le positionnement du géant qu’est l’UO sur cet échiquier en évolution rapide sera crucial pour la suite de l’histoire : elle pourrait entraver plutôt que soutenir la création de ce nouveau réseau. Qu’elle décide de devenir une alliée ou une adversaire demeure, pour l’instant, une question en suspens.
NDLR : Question de transparence ; Pierre Bélanger est le président de l’Institut des politiques du Nord (IPN). Il est signataire d’une lettre avec l’éditorialiste du Voyageur, Réjean Grenier, demandant au recteur de l’Université Laurentienne, Robert Haché, de donner aux francophones le contrôle des programmes en français. M. Bélanger est également impliqué à titre personnel dans la Coalition nord-ontarienne pour une université francophone. Cependant, les employés de l’IPN ont lancé l’idée d’une série de textes sur l’éducation universitaire francophone sans l’intervention de M. Bélanger et ce dernier n’a pas été impliqué dans le processus.